Emile Zola

Les Rougon-Macquart, Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire.

1/20 En préface du premier roman, “La fortune des Rougon”, Zola dit ceci : “Je veux expliquer comment une famille, un petit groupe d’êtres, se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus, qui paraissent, au premier coup d’oeil, profondément dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur.” Ne comptez pas sur moi pour un quelconque résumé, une éventuelle analyse, quoi que ce soit d’intelligent. Il s’agit ici pour moi de me laisser emporter par un souffle romanesque, de prendre à bras le corps les mots d’un raconteur d’histoires autant décrié qu’adulé, de me fondre dans un temps qui n’est plus avec des gens qui n’ont jamais existé. Je suis très douée pour ça, moins pour le partager. Ainsi, aux origines, trouvons-nous Plassans, petite ville du Var.

Il est certaines situations dont bénéficient seuls les gens tarés. Ils fondent leur fortune là où des hommes mieux posés et plus influents n’auraient point osé risquer la leur.” (“Tarés” étant à prendre au sens littéral, affublés de tare).

Pierre Rougon est un salopard. Un avide, un pleutre, un mauvais, un mou, faible et pas malin. Encadré par un de ses fils et coaché par sa femme, il va bassement profiter de l’insurrection du Var pour établir sa position sociale, en mentant, en trichant, et pire, en faisant verser le sang. Son demi-frère, Antoine Macquart, est au même niveau d’infamie, côté caniveau pour sa part. Ainsi, lorsque leur mère se meurt sous leurs yeux :

Rougon eut un geste d’humeur. Ce spectacle navrant lui fut très désagréable; il avait du monde à dîner le soir, il aurait été désolé d’être triste. Sa mère ne savait qu’inventer pour le mettre dans l’embarras. Elle pouvait bien choisir un autre jour.

Macquart, en se versant un nouveau petit verre, raconta qu’ayant eu l’envie de boire un peu de cognac, il l’avait envoyée en chercher une bouteille. Elle était restée fort peu de temps dehors. Puis, en rentrant, elle était tombée roide par terre, sans dire un mot. Macquart avait dû la porter sur le lit. Ce qui m’étonne, dit-il en manière de conclusion, c’est qu’elle n’ait pas cassé la bouteille.

Emile Zola établit les origines de cette famille en nous faisant d’emblée frémir : Silvestre et Miette ouvrent et ferment le roman, leur destin est tragique, le ton est donné. On remercierait presque d’avoir de forts personnages d’enflures totales à haïr, pour ne pas sombrer trop longtemps dans l’affliction. Un tome avec une grosse partie assez ennuyeuse ceci dit, tant le détail apporté à la description de la situation politique et sociale est important.

2/20 La curée

Être pauvre à Paris, c’est être pauvre deux fois.

“La curée” s’attache à deux des enfants de Pierre et Félicité : Eugène, qui avait dirigé son père pendant la période trouble, et Aristide, qui n’avait pas su se décider à temps (ainsi que de loin en loin leur soeur, Sidonie). “Monté” à Paris, ce dernier commence, sur les conseils de son frère qui se méfie à moitié des retombées que pourraient lui occasionner leur lien de parenté (il entend devenir ministre, ce qui arrivera), par changer de nom : le voici devenu Saccard. Il se marie, sur le schéma déjà développé dans la nouvelle de Zola “Nantas”. Et c’est plus précisémment la vie de Renée, son épouse, que l’on suit.

Trois thèmes principaux dans ce roman qui, une fois passée l’introduction riche en descriptions, nous happe dans ses pages : les transactions véreuses autour de la construction de Paris, la vie complèment dissipée des nantis de l’Empire, et la déchéance nerveuse d’une femme, Renée. Et quand je dis “vie dissipée”, je fais un euphémisme semblable à celui-ci, que j’ai beaucoup apprécié : “Ce fut un tohu-bohu inexprimable”. Ça couche dans tous les sens, pour n’importe quelle raison.

Aristide et Eugène sont un peu en retrait dans ce roman, toujours malveillants, toujours avides, et tout juste assez malins pour se frayer un chemin en mentant et en escroquant. Maxime, le fils d’Aristide, en prend pour son grade aussi, pâle figure qui se laisse entraîner par qui veut dans ce qu’on veut. Les Rougon, à date, ne sont guère attachants. Renée, la pauvrette, y laissera la vie, après avoir perdu la santé mentale. Elle n’est guère épargnée par la plume ultra-précise de Zola, mais on ne peut s’empêcher de la plaindre.

3/20C’est crânement beau tout de même

Le ventre de Paris” m’a éblouie. Ce troisième opus du cycle des Rougon-Macquart est d’une excellence qui ne se dément pas, du premier au dernier mot. On s’intéresse ici à la fille d’Antoine Macquart, Lisa (la cousine d’Eugène Saccard, du tome précédent), même période mais milieu petites gens. La belle Lisa est charcutière. Déboule un jour Florent, le frère de son mari, de retour du bagne (il s’est évadé); il s’y était retrouvé par erreur, pris dans l’insurrection. C’est un gentil, un faible, il est traumatisé par ce qu’il a vécu. Incapable de se fondre dans le milieu des Halles, il va payer le prix fort, en subissant l’incroyable pouvoir des cancanières… Zola décline ici son mythe des maigres et des gras, et Florent est un maigre.

Les descriptions sont tout du long incroyables. La nourriture, bien sûr, ces déballages inouïs, l’organisation des Halles, Paris, tout est génialement vivant, odorant, salivant. Mais les personnages également, les plantureux(ses), les salopes finies (Mlle Saget), l’opposition constante entre le pouvoir dévastateur des langues bien pendues et celui des postures dignes, en faisant ressentir combien l’un souffre de ne pas être l’autre, en inversant les rapports de force, avec une finesse admirable et une précision clinique.

En un paragraphe, voici Muche qui existe, en 3 dimensions :

Muche, à sept ans, était un petit bonhomme joli comme un ange et grossier comme un roulier. Il avait des cheveux châtains crépus, de beaux yeux tendres, une bouche pure qui sacrait, qui disait des mots gros à en écorcher un gosier de gendarme. Elevé dans les ordures des Halles, il épelait le catéchisme poissard, se mettait un poing sur la hanche, faisait la maman Mehudin, quand elle était en colère. Alors les « salopes”, les “catins”, les “va donc moucher ton homme”, les “combien qu’on te la paye, ta peau ?” passaient dans le filet de cristal de sa voix d’enfant de choeur. Et il voulait grasseyer, il encanaillait son enfance exquise de bambin souriant sur les genoux d’une Vierge. Les poissonnières riaient aux larmes. Lui, encouragé, ne plaçait plus deux mots sans mettre un “nom de Dieu !” au bout. Mais il restait adorable, ignorant de ces saletés, tenu en santé par les souffles frais et les odeurs fortes de la marée, récitant son chapelet d’injures graveleuses d’un air ravi, comme il aurait dit ses prières.

J’ai été éblouie, oui. J’ai eu faim, très faim, j’ai ri aux passes d’armes de la belle Normande, observé l’essence des amitiés féminines, ce mélange d’envie, de jalousie, de méchanceté crasse et d’élans très purs et très beaux, j’ai souffert, enfin, pour ce pauvre Florent, pâle figure hors du monde et si malheureux, de bout en bout.

4/20 La conquête de Plassans

« Je vous aime, Ovide, je vous aime, et j’en meurs.”

J’ai eu un peu de mal à m’intéresser à ce quatrième tome, qui décortique les rouages politiques d’une petite ville. On retrouve Félicité, et on suit plus précisément Marthe, sa fille, mariée à un Mouret (descendant de Macquart). Alors qu’ils sont tranquillement en retraite à Plassans, ils prennent comme locataire un prêtre venu de Besançon, et sa vieille mère, signant ainsi leur chute. L’abbé Faujas intrigue tant et plus (dans tous les sens du terme) et finira par régner sur Plassans. Il est avide de pouvoir, méprise les femmes, rendra Marthe complètement cinglée et périra dans les flammes (la scène de l’incendie est particulièrement saisissante).

J’ai trouvé que la charge contre la gent féminine était quelque peu lourde, que Marthe allait un peu vite en besogne dans sa chute en dévotion, j’ai eu du mal à croire à la succession rapide de ses déchéances. C’est une Rougon, certes, mais de là à renier enfants et mari en trois ans (et de quelle façon !), je ne sais pas, je suis restée extérieure. De ce fait sa déclaration d’amour finale ne m’a pas plus convaincue, persuadée que j’étais qu’elle était devenue une folle de Dieu. Et puis Faujas est insupportable – bien que pur, d’une certaine manière, disons tout entier dans le but qu’il s’est fixé -, les clans de Plassans peu intéressants, les magouilles et l’évêque qui s’en amuse en toute faiblesse pénibles, bref, trop de perfidie et pas assez de chair pour moi, je crains avoir survolé certains passages et il m’a sans doute manqué quelques points importants.

Le seul personnage qui trouve grâce à mes yeux est l’abbé Bourrette, sincère d’un bout à l’autre, véritablement bon et très logiquement roulé dans les grandes largeurs.

5/20 La faute de l’abbé Mouret

Voilà ce que c’est que de vivre au milieu des bouquins. On fait de belles expériences, mais on se conduit en malhonnête homme…

Ainsi parle – à tort – le docteur Pascal, l’oncle de Serge et Désirée. Après la mort de leurs parents, tous deux se retrouvent dans un village minuscule, où Serge officie en tant qu’abbé. Désirée s’épanouit en s’offrant toute à la terre, Serge cherche à s’oublier dans l’adoration du seigneur. Il s’abîme dans ses transes au point d’en tomber malade, gravement. L’oncle Pascal a alors l’idée de le mettre au contact d’Albine, une très jeune fille qui vit en sauvage au Paradou, une demeure qui a une histoire dans le coin. Il espère de cette convalescence une guérison physique, et un échange de bons procédés, Albine et sa fraîcheur éloignant Serge de ses passions mystiques, et ce dernier étant supposé lui apprendre doucement à s’ouvrir aux autres êtres humains. Ce n’est pas ce qui arrivera…

Un tome éminemment végétal (à la limite de l’indigestion, pour ma part) où Le Paradou décline le Jardin sous toutes ses formes. Un tome qui déchiquète l’amour et qui ne nous épargne rien des tiraillements insensés d’un homme de Dieu. Un tome qui célèbre les odeurs, la nature, les élans fougueux, l’innocence, la pureté, la beauté de l’amour sincère (sans parvenir, à mon sens, à nous y faire croire tout à fait), duquel se dégage aussi une implacable brutalité. Un tome qui peut également se montrer fantasque, où la réalité et la normalité s’effacent au profit de longues scènes irréelles (toute la deuxième partie), ou de courts moments frappants (la façon qu’a Frère Archangias d’exprimer sa joie m’a horrifiée). Un tome, enfin, à l’épilogue cruel, qui ne figurera sûrement pas parmi mes préférés (à date, Le ventre de Paris).

6/20C’était, tout de même, une étrange mécanique qu’une femme.

Son excellence Eugène Rougon s’attache à ce fils/frère déjà présent en silhouette dans plusieurs tomes précédents, et nous raconte plus précisément les quelques années où, déjà parvenu au conseil d’état, il s’en sépare – sentant sa côte diminuer. Sa clique oeuvre en coulisse pour l’y ramener et c’est en ministre de l’intérieur ultra autoritaire qu’il reprendra le flambeau, profitant d’un attentat manqué (qu’il aurait pu faire capoter, mais l’occasion était trop belle d’en user et de se poser en figure paternelle implacable). Il règne alors en favori de l’empereur, récompensant sa bande, jouissant profondément de l’exercice du pouvoir, en usant et en abusant de toutes les manières possibles (un festival). Mais la route tourne, Eugène lasse, pas assez ceci, trop cela, et bientôt perd tout sur un coup de poker, sa démission est acceptée. Trois ans se seront à peine écoulés que notre Rougon flamboyant reniera tout ce qu’il défendait naguère avec un aplomb extraordinaire, et en sera à nouveau. Moralité ? Oui, exactement comme aujourd’hui.

Et puis il y a Clorinde. Une belle italienne au passé trouble et aux conquêtes innombrables, très séduisante à sa manière unique, bien loin de la beauté académique, et qui possède un art consommé du comportement qui rend fou. Rougon n’est pas un homme à femmes, loin de là, mais Clorinde sait y faire. La scène de l’écurie est d’une force sensuelle extrême, Zola pour la première fois m’a fait ressentir les affres de son personnage. Clorinde et Rougon sont puissants chacun à leur manière, attachés l’un à l’autre par le même goût du pouvoir. Leur confrontation ne pouvait bien se terminer…

Un tome d’une très grande richesse, à la modernité confondante. Bluffée et séduite.

7/20 « On a beau n’être pas envieux, on rage toujours quand les autres chaussent vos souliers et vous écrasent. »

Un roman de folie que L’Assommoir. On y suit Gervaise Macquart, fille de cette formidable grosse femme bosseuse qui avait eu le malheur d’épouser un Macquart. Gervaise s’est faite engrosser à 14 ans, a quitté Plassans pour s’établir à Paris avec Lantier. Un deuxième enfant dans la foulée, et quand on fait réellement sa connaissance, c’est une femme encore jeune et très travailleuse, bien négligée par son homme. Il se carapate d’ailleurs bien vite, la laissant complètement démunie. Courageuse, elle prend son destin en main et pendant un moment tout va bien. Elle épouse Coupeau, ensemble ils ont Nana, elle ouvre sa propre boutique, elle a des employés, des amis. Hélas, elle qui ne souhaitait rien d’autre dans la vie qu’un petit coin à elle à tenir bien propre, un lit pour y mourir et la capacité de pouvoir élever correctement ses enfants, a les défauts de ses qualités. Gervaise est gentille, au fond. Elle ne sait pas dire non, elle ne voit pas pourquoi résister à la tentation. Elle devient gourmande, paresseuse, elle reprend Lantier, elle passe tout à Coupeau, elle sombre vite, très vite, dans la déchéance totale. Et tout finit horriblement mal.

Un roman qui a été très violemment attaqué à sa parution (en feuilleton en plus), obligeant Zola à se défendre, à rédiger une préface, à expliquer ses intentions tout en disant très simplement que la postérité jugerait. Un roman magnifique, en fait, ciselé entièrement dans une langue qui n’existe plus, et qui donne à ressentir dans ses tripes la promiscuité, l’envie, la terrible médisance, le manque de dignité, la roulure, la laideur de l’âme humaine quand on la laisse dans la fange, sans possibilité de s’élever (la petite Lalie m’a broyé le coeur).

La Pléiade prolonge l’enchantement en proposant l’accueil critique contemporain, par exemple :

Anatole France : « L’Assommoir n’est certes pas un livre aimable, mais c’est un livre puissant. La vie y est rendue d’une façon immédiate et directe… Les personnages, fort nombreux, y parlent le langage des faubourgs. Quand l’auteur, sans les faire parler, achève leur pensée ou décrit leur état d’esprit, il emploie lui-même leur langage. On l’en a blâmé. Je l’en loue. Vous ne pouvez traduire fidèlement les pensées et les sensations d’un être que dans sa langue.

Victor Hugo : « Le livre est mauvais. Il montre, comme à plaisir, les hideuses plaies de la misère et de l’abjection à laquelle le pauvre se trouve réduit.. Il est de ces tableaux qu’on ne doit pas montrer.

Stéphane Mallarmé : « Voilà une bien grande oeuvre; et digne d’une époque où la vérité devient la forme la plus populaire de la beauté ! Ceux qui vous accusent de n’avoir pas écrit pour le peuple se trompent dans un sens, autant que ceux qui regrettent un idéal ancien; vous en avez trouvé un qui est moderne, c’est tout.

8/20 Une page d’amour s’attache à Hélène Mouret (côté Macquart donc), et nous raconte comment une jeune femme bien sous tous rapports, de tempérament calme et placide, entièrement dévouée à sa fille Jeanne de santé très fragile, va lentement subir le joug d’une passion furieuse pour son médecin de voisin. En cinq parties, chaque étape de cet amour est décortiquée en de minutieux détails psychologiques, rythmée par la ville de Paris qui est un personnage à part entière. A leur fenêtre, Hélène et Jeanne voient passer les saisons sur les toits de Paris, les passants déambuler, la ville les émerveille par sa beauté et son animation ou les horrifie par ce qu’elles devinent de ses monstruosités sans que jamais elles ne s’autorisent à la découvrir réellement, spectatrices tout à tour séduites ou indifférentes. L’écriture est beaucoup plus apaisée que dans le tome précédent et se déverse dans une impression ouatée de grande douceur. Le propos, pourtant, est fidèle à la façon habituelle de Zola : c’est le drame. Jeanne est insupportable, geignante, capricieuse, jalouse et possessive, Hélène est faible et sans substance, son Henri est mou et hypocrite, Rosalie (la bonne) est responsable au fond de la mort de Jeanne (je t’en ficherais de roucouler dans la cuisine en laissant une petite de 12 ans malade de 15 h à 19 h seule dans sa chambre sous prétexte qu’elle ne fait pas de bruit ?!), son amoureux crétin comme pas deux, Juliette écervelée et aveugle, j’en passe, tout aboutit au malheur et on s’y dirige en faisant feu de tout bois. On y croit, pourtant, on se prend à compatir très sincèrement à l’inextricabilité des sentiments, on comprend « la faute », on souffre avec tous ces personnages, on entend tout au fond de notre propre coeur frémir ces moments où tout peut basculer…

En étude de l’édition Pléiade, parmi d’autres éléments plus passionnants les uns que les autres, la lettre que Flaubert écrivit à Zola à propos de ce roman, et qui contient, je trouve, tous ces sentiments mêlés qu’un génie pouvait ressentir à propos d’un autre :

« Mon Bon,

« Lundi soir j’avais fini le volume.

« Il ne dépare pas la collection, soyez sans crainte, je ne comprends pas vos doutes sur sa valeur.

« Mais je n’en conseillerais pas la lecture à ma fille, si j’étais mère !!! Malgré mon grand âge, le roman m’a troublé et excité. On a envie d’Hélène de façon démesurée et on comprend très bien votre docteur.

« La double scène du rendez-vous est SUBLIME. Je maintiens le mot. Le caractère de la petite fille est très vrai, très neuf. Son enterrement merveilleux. Le récit m’a entraîné, j’ai lu tout d’une seule haleine.

« Maintenant voici mes réserves : trop de descriptions de Paris, et Zéphyrin n’est pas bien amusant. Comme personnages secondaires, le meilleur, selon moi, c’est Malignon. Sa tête, quand Juliette blague son appartement, est quelque chose de délicieux et d’inattendu.

« Le mois de Marie, le bal d’enfants, l’attente de Jeanne sont des morceaux qui vous restent dans la tête.

« Quoi encore ? Je ne sais plus. Je vais relire.

« Je serais bien étonné si vous n’aviez pas un grand succès de femme.

« Plusieurs fois en vous lisant je me suis arrêté pour vous envier et faire un triste retour sur mon roman à moi – mon pédantesque roman ! qui n’amusera pas comme le vôtre.

« Vous êtes un mâle. Mais ce n’est pas d’hier que je le sais.

« A dimanche et tout à vous. »

9/20 Anna Coupeau, fille de Gervaise Macquart et de Coupeau, biche de haute volée, héroïne du roman de la « bicherie » (non les filles, manque pas un « t »). Anna dite Nana, dix-sept ans, par là, blonde-rousse à la peau blanche, au corps rond et gras, stupide à un point difficilement imaginable, consommera les hommes jusqu’à leur moelle et finira tragiquement.

« Le sujet philosophique est celui-ci : Toute une société se ruant sur le cul. Une meute derrière une chienne, qui n’est pas en chaleur et qui se moque des chiens qui la suivent. Le poème des désirs du mâle, le grand levier qui remue le monde. Il n’y a que le cul et la religion. » disait Zola (très gaillardement, ma foi), en ébauche de son roman.

Tout est dit. Roman qui en cours de parution en feuilleton aura encore une fois subi un acharnement critique démesuré, réponses de Zola qui ne refusait jamais la polémique, tout ça, et pour finir le temps a jugé : oui, Nana est – une fois de plus – un grand roman. Elle m’a ennuyée un peu, étonnée souvent, écoeurée encore plus. Jusqu’à la mort de Vandeuvres, je lui trouvais encore des côtés attendrissants. Mais le passage que je m’apprête à citer entièrement a signé l’arrêt de mon empathie : quand on est à ce point ignoble, ça va quoi, sans moi. A noter qu’il arrive juste après la scène grandiose de l’hippodrome, et qu’elle est bien évidemment la cause de tout.


Ce fut seulement le mardi que Nana se remit des émotions de sa victoire. Elle causait le matin avec Mme Lerat, venue pour lui donner les nouvelles de Louiset, que le grand air avait rendu malade. Toute une histoire qui occupait Paris, la passionnait. Vandeuvres exclu des champs de course, exécuté le soir-même au Cercle impérial, s’était le lendemain fait flamber dans son écurie, avec ses chevaux.

« Il me l’avait bien dit, répétait la jeune femme. Un vrai fou, cet homme-là !… C’est moi qui ai eu une venette, lorsqu’on m’a raconté ça, hier soir ! Tu comprends, il aurait très bien pu m’assassiner, une nuit… Et puis, est-ce qu’il ne devait pas me prévenir pour son cheval ? J’aurais fait ma fortune, au moins !… Il a dit à Labordette que si je savais l’affaire, je renseignerais tout de suite mon coiffeur et un tas d’hommes. Comme c’est poli !… Ah ! non, vrai, je ne peux pas le regretter beaucoup. »

Après réflexion, elle était devenue furieuse. Justement, Labordette entra; il avait réglé ses paris, il lui apportait une quarantaine de mille francs. Cela ne fit qu’augmenter sa mauvaise humeur, car elle aurait dû gagner un million. Labordette, qui faisait l’innocent dans toute cette aventure, abandonnait carrément Vandeuvres. Ces anciennes familles étaient vidées, elles finissaient d’une façon bête.

« Eh ! non, dit Nana, ce n’est pas bête de s’allumer comme ça, dans une écurie. Moi je trouve qu’il a fini crânement… Oh ! tu sais, je ne défends pas son histoire avec Maréchal. C’est imbécile. Quand je pense que Blanche a eu le toupet de vouloir me mettre ça sur le dos ! J’ai répondu : « Est-ce que je lui ai dit de voler ! » N’est-ce-pas ? On peut demander de l’argent à un homme, sans le pousser au crime… S’il m’avait dit : « Je n’ai plus rien », je lui aurais dit : « C’est bon, quittons-nous. » Et ça ne serait pas allé plus loin.

  • Sans doute, dit la tante gravement. Lorsque les hommes s’obstinent, tant pis pour eux !
  • Mais quant à la petite fête de fin, oh ! très chic ! reprit Nana. Il paraît que ç’a été terrible, à vous donner la chair de poule. Il avait écarté tout le monde, il s’était enfermé là-dedans, avec du pétrole… Et ça brûlait, fallait voir ! Pensez-donc, une grande machine presque toute en bois, pleine de paille et de foin !… Les flammes montaient comme des tours… Le plus beau, c’étaient les chevaux qui ne voulaient pas rôtir. On les entendait qui ruaient, qui se jetaient dans les portes, qui poussaient de vrais cris de personne… Oui, des gens en ont gardé la petite mort sur la peau… »

Labordette laissa échapper un léger souffle d’incrédulité. Lui, il ne croyait pas à la mort de Vandeuvres. Quelqu’un jurait l’avoir vu se sauver par une fenêtre. Il avait allumé son écurie, dans un détraquement de cervelle. Seulement, dès que ça s’était mis à chauffer trop fort, ça devait l’avoir dégrisé. Un homme si bête avec les femmes, si vidé, ne pouvait pas mourir avec cette crânerie.

Nana l’écoutait, désillusionnée. Et elle ne trouva que cette phrase :

« Oh ! le malheureux ! c’était si beau ! »


Nana est totalement une Macquart, à tous les points de vue. On la voit se cogner aux différentes vitres de la cage où son hérédité et son manque total d’éducation conduisent, on la voit ne jamais rien vraiment apprécier, ni même appréhender, au fond. Elle a une rouerie atavique servie par une animalité magnétique, mais elle est très laide moralement. Le portrait du milieu où elle règne dans cet opus n’a rien à lui envier, et je suis plutôt contente d’en avoir terminé !

Pour les Flaubertiennes, le 15 février 1880, Gustave écrivait :

« J’ai passé hier toute la journée jusqu’à 11 heures et demi du soir à lire Nana, je n’en ai pas dormi cette nuit et « j’en demeure stupide ». S’il fallait noter tout ce qui s’y trouve de rare et de fort, je ferais un commentaire à toutes les pages ! Les caractères sont merveilleux de vérité. Les mots nature foisonnent; à la fin, la mort de Nana est Michelangelesque ! Un livre énorme, mon bon »

Et le même jour, dans une lettre à Charpentier : « Quel bouquin ! C’est raide ! et le bon Zola est un homme de génie; qu’on se le dise !!! » Je crois que c’est clair, Gustave aimait les points d’exclamation…

10/20 « Taisez-vous, répondeuse ! »

Pot-Bouille, dixième roman du cycle des Rougon-Macquart, est une étude de moeurs. Nous suivons Octave Mouret (celui qui bullait à Marseille sans pouvoir obtenir son bac) qui emménage dans une maison bourgeoise parisienne où l’on se targue d’avoir la meilleure société comme locataires. Au départ plutôt ébloui par les apparences calmes et bien élevées de cette maison, il va tenter de séduire un peu n’importe qui, tremper dans de vilaines histoires et réaliser l’immense hypocrisie de ce milieu, avant d’épouser la patronne d’un petit magasin qu’il va réformer de bout en bout, mais ce sera pour le prochain tome (qu’il me tarde d’entamer). Pendant à L’Assommoir où le peuple était disséqué, Pot-bouille fouille sous les jupes des grasses bourgeoises et de leurs bonnes, et c’est carrément dégueulasse. L’accouchement d’Adèle est un modèle de répugnance, où la bêtise la plus crasse rejoint un besoin désespéré de respecter des apparences hypocrites. Il y a énormément de personnages dans ce roman, on entre et on sort beaucoup, par l’entrée de service et l’escalier officiel, la mécanique est bien huilée et le rythme ne faiblit jamais. Pourtant on peine à s’attacher à quelqu’un, même si les portraits sont suffisamment nuancés pour qu’on parvienne à comprendre les caractères sans asséner de jugements définitifs. Enfin, les lectrices sont bien maltraitées, l’une se fait complètement tourner la tête par un roman de George Sand et l’autre n’en peut plus de chouiner mollement avec Dickens.

C’en est fini des lettres de Flaubert, sa mort en mai 1880 rendit Zola « idiot de chagrin ». La perte de sa mère l’enfonce encore plus, et c’est en pleine hypocondrie, la quarantaine venue, qu’il rédige ce roman. C’est peut-être ce contexte qui rend l’ambiance si froide et détachée…

11/20 « Si l’on clabaudait toujours, par cette démangeaison de langue qui ravage toute réunion d’hommes et de femmes, on s’inclinait très bas, jusqu’à terre.

J’ai aimé du premier au dernier mot de ce splendide “Au bonheur des dames”, le trouvant forcément trop court, alors qu’il est le plus long à date du cycle des Rougon-Macquart. Roman du commerce, les notes de l’édition en Pléiade nous apprennent que l’intention était aussi de faire un roman de femmes pour les femmes, pari tenu en ce qui me concerne. Même le happy end – que j’appelais de mes voeux – m’a entièrement satisfaite, d’autant qu’il s’appuie sur la réalité :

Note p. 803 : Zola avait choisi la fin heureuse dès le début de l’Ebauche, et l’intrigue débouchait inévitablement sur ce mariage. Mais la réalité lui fournissait des exemples d’une issue identique. Notes Beauchamp, “Larivière (Coin de Rue), avait épousé la 1ère de son rayon lingerie. L’avait envoyée d’abord passer six mois chez ses parents, pour lui refaire une virginité.” – Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable… De même, Cognacq, qui avait fondé la Samaritaine en 1869, épousa en 1872 Marie-Louise Jay, “première” du rayon des costumes du Bon Marché.

Il y a bien des choses à dire sur cet incroyable roman qui donne la fièvre, carrément, sur ses descriptions du grand magasin, sa vision du commerce, la mort des petites boutiques, les règles délétères en usage entre les employés, la profusion d’articles et d’acheteuses, mais la midinette que je suis s’est surtout projetée tout debout dans l’histoire d’amour. Octave Mouret, le même crétin qui écoeurait dans Pot-Bouille, devient tout-à-coup tout autre, puisqu’elle l’aime. Elle, Denise, petite normande mal dégrossie, même pas jolie, à charge de ses deux petits frères (dont l’un ne pense qu’à faire des conneries), rejetée par son oncle, dont tout le monde se moquera dans ses débuts, qui passera des mois à raccommoder la nuit sa seule vilaine robe de laine et ses sabots qui lui blessent les pieds au sang, qui sera renvoyée, à la rue, seule au monde, prise en pitié par un vieux fou qui refuse de vendre sa boutique infâme et lui offrira, un soir, du bouillon pour le petit (c’est trop, diantre, on dirait du Zola ! Me disais-je en ravalant mes larmes, oh, mais c’en est, hu hu hu), qui se remettra de tout, avec sa grosse chevelure blonde indomptable, ses 30 kg toute mouillée et sa bravoure de façade.

Ce n’est pas tellement encore qu’on l’aime des masses, cette Denise, l’être humain chez Zola reste quand même toujours en-dessous de son génie de la description pour TOUT le reste. Mais on y croit, quoi, on y est, ces hésitations, ces révélations à soi-même de ses propres sentiments, la souffrance, le délice infernal de croiser l’autre au boulot chaque jour, je ne sais que vous dire, moi, ça se lit d’une traite !

Un bonheur, un régal, une merveille.

12/20 La Joie de Vivre est le roman qui m’a le plus touchée (à date) du cycle des Rougon-Macquart, et j’ai vécu cette lecture en un bouillon d’émotions mêlées.

Nous sommes dans une petite ville côtière de la Manche, à côté de Port-en-Bessin (qui a conservé son aspect sauvage, d’ailleurs, à visiter). Chez les Chanteau, on prend en charge Pauline, la fille de la belle Lisa du Ventre de Paris, orpheline à 10 ans. Elle va immédiatement nouer avec son cousin Lazare, de 9 neuf son aîné, une relation forte. Elle va devenir à tous points de vue le support de cette famille, se faisant exploiter dans tous les sens du terme, et le faisant de plus en plus volontairement au fil des années et des drames, dans un esprit de sacrifice total empreint d’une joie tranquille et profonde.

En avril 1880, Zola avait déclaré à Fernand Xau : “Je veux faire un roman intime, à peu de personnages, écrit avec une grande simplicité de style et dans lequel j’essaierai d’abandonner la description. Ce sera une sorte de réaction contre mes oeuvres antérieures.” Le déroulement de la série des Rougon, comme le mouvement des états d’âme de leur auteur, suit un ordre que l’on pourrait dire “cyclothymique”. Il a pour principe le contraste. Zola, d’un roman à l’autre, aime bien changer de matière et de manière. A L’Assommoir a succédé un roman “un peu jeanjean”, “un peu popotte”, Une Page d’Amour; après le roman de Nana, la dévorante, il écrira celui de Pauline, la consolatrice; après un roman de large satire sociale, peuplé, coloré, écrit “à toute volée”, une oeuvre de mesure et d’analyse, faite pour reprendre souffle.

On le perd souvent, pourtant, notre souffle, en lisant La Joie de Vivre. D’abord à s’indigner contre Mme Chanteau, dont la mesquinerie provinciale est un poème à elle toute seule; qu’on comprend pourtant, dans son amour de mère pour Lazare. Ce grand fils sensible et émotif, qu’on voit s’emballer et se passionner pour divers projets, avant de les délaisser tout à fait au moindre grain de sable; on suit ses embrasements, ses manies (avant même de savoir qu’elles étaient celles de Zola), son nihilisme mal assimilé, on lui ouvre un coeur de mère, d’amoureuse, il est impossible d’y être indifférent. Pour la première fois Zola nous fait aimer ses personnages, nous les montre avec leurs failles intimes et leurs erreurs et nous permet de les faire nôtres. On aime Pauline, évidemment, la Macquart qui saura dompter ses bouillonnements héréditaires pour, non pas s’oublier, mais s’offrir, dans un vrai contentement. On prend de plein fouet des scènes extraordinaires, les visites des petits miséreux, l’embrasement des sens de Pauline et Lazare (communicatif en diable…), la mort du pauvre Mathieu (Cathulu, tu vas pleurer), et l’accouchement de Louise, pour ne citer qu’elles. (Je crois que cette image de la petite main sortant des cuisses de sa mère m’a traumatisée pour toujours).

Mon préféré, donc, sans conteste, et de loin.

Dans l’Etude de la Pléiade (ai-je assez dit que les éditions en Pléiade, c’est le nectar des dieux ?), on se régale également avec les coulisses de la petite histoire littéraire, et de l’envers des amitiés d’écrivains. Parce que c’est trop bon, extraits, entre Edmond de Goncourt et Emile Zola :

Zola : “Cette nuit, après votre départ, j’ai causé avec Daudet de la similitude de nos deux pages sur la puberté, et Daudet m’a laissé entendre que vous vous imaginiez m’avoir lu votre chapitre, avant que j’écrive le mien. Je vous avoue que cela m’a beaucoup remué et chagriné. De toute ma force, je proteste : vous ne m’avez jamais lu ce chapitre, je l’ignore encore; j’aurais évité tout rapprochement possible, si je l’avais connu. Voilà ce que je désirais vous écrire tout de suite, et j’espère que vous ferez un appel à votre mémoire. Souvenez-vous également, mon ami, que depuis dix-huit années, je vous défends et je vous aime. Affectueusement à vous.

Réponse de Goncourt : “Mon cher ami, oui, je suis un peu embêté que vous ayez justement choisi le moment où je faisais une étude de jeune fille et de petite fille pour justement en faire une, et surtout de cela; c’est (que), comme vous travaillez beaucoup plus vite que moi, moi qui ai commencé un an avant vous, je puis passer près du public auprès duquel vous êtes plus en faveur que je ne le suis, je puis passer pour m’être inspiré de vous, je suis un peu embêté, voilà tout. Quant au chapitre de l’apparition des règles, Daudet s’est trompé, je me rappelle parfaitement le hasard, et je n’accuse que le hasard et la similitude. Mais croyez-le bien, ce petit embêtement n’a ni entamé mon amitié, ni diminué ma reconnaissance. – Mes amitiés.

Nouvelle lettre de Zola : “Je suis bien heureux, mon ami, que vous vous souveniez, et je veux vous dire encore que le plan de la Joie de Vivre a été arrêté avant celui d’Au Bonheur des Dames. Je l’ai laissé de côté, parce que je voulais mettre dans l’oeuvre beaucoup de moi et des miens, et que, sous le coup présent de la perte de ma mère, je ne me sentais pas le courage de l’écrire. Pour l’amour de Dieu ! ne croyez donc pas que mon livre puisse faire du tort au vôtre. Vous allez voir que mon intention n’est pas du tout d’écrire une étude de jeune fille. Je suis absolument certain qu’il n’y a aucun point commun entre nos deux romans. A mercredi, n’est-ce-pas ? et bien affectueusement à vous.

Que la rancune de Goncourt ne fût pas éteinte, ces brèves lignes, dans son Journal, le 27 décembre, au moment où paraissait le chapitre VI du roman, suffisent à le montrer : “C’est curieux, ce manque de pudeur et de coeur chez Zola. Dans La Joie de Vivre il a fait de la copie avec l’agonie de sa mère. Je comprends la narration de ces douleurs intimes dans des mémoires, dans de l’imprimé posthume; mais cela entrant en compte de lignes payées par un journal, non, ça me dépasse.

Maupassant, lui, écrivit dans le Gaulois, le 27 avril 1884, un article intitulé La Jeune Fille, lucidement élogieux, mais où perçait son propre fatalisme (j’adore) :

L’histoire de cette jeune fille devient l’histoire de notre race entière, histoire sinistre, palpitante, humble et magnifique, faite de rêves, de souffrances, d’espoirs et de désespoirs, de honte et de grandeur, d’infamie et de désinteressement, de constante misère et de constante illusion. Dans l’ironie amère de La Joie de Vivre, Emile Zola a fait entrer une prodigieuse somme d’humanité. Parmi ses plus remarquables romans, il en a peu écrit qui aient autant de grandeur que l’histoire de cette simple famille bourgeoise dont les drames médiocres et terribles ont pour décor superbe la mer, la mer féroce comme la vie, comme elle impitoyable, comme elle infatigable, et qui ronge lentement un pauvre village de pêcheurs bâti dans un repli de falaise. Et sur le livre entier plane, oiseau noir aux ailes étendues : la mort.

J’adore aussi la réponse de Zola aux réserves sur le schopenhauerisme de Lazare : “J’aurais discuté volontiers vos restrictions sur Lazare, si je vous avait tenu là. Jamais de la vie je n’ai voulu en faire un métaphysicien, un parfait disciple de Schopenhauer, car cette espèce n’existe pas en France. Je dis au contraire que Lazare a « mal digéré” la doctrine, qu’il est un produit des idées pessimistes telles qu’elles circulent chez nous. J’ai pris le type le plus commun, pourquoi voulez-vous que je me sois lancé dans l’exception en construisant de toutes pièces le philosophe allemand de votre coeur ?“

Ah mon dieu. Je suis amoureuse de Zola.

13/20 « Je cherchais un titre exprimant la poussée d’hommes nouveaux, l’effort que les travailleurs font, même inconsciemment, pour se dégager des ténèbres si durement laborieuses où ils s’agitent encore. Et c’est un jour, par hasard, que le mot : Germinal, m’est venu aux lèvres. Je n’en voulais pas d’abord, le trouvant trop mystique, trop symbolique; mais il représentait ce que je cherchais, un avril révolutionnaire, une envolée de la société caduque dans le printemps. Et, peu à peu, je m’y suis habitué, si bien que je n’ai jamais pu en trouver un autre. S’il reste obscur pour certains lecteurs, il est devenu pour moi un coup de soleil qui éclaire toute l’oeuvre.” (Lettre à Van Santen Kolff, le 6 octobre 1889)

Germinal, donc. Je suis du Pas-de-Calais, petite fille de mineur, j’ai passé mon enfance dans un coron, j’ai donc forcément déjà lu Germinal (3 ou 4 fois). Mais jamais encore dans le cadre des Rougon-Macquart lus dans l’ordre et de manière assidue, et la perspective en est forcément transformée. Je n’avais jamais encore vraiment compris Etienne Lantier (et surtout pas dans l’interprétation de Renaud); je le tenais donc en médiocre estime, et lui attribuait une grosse part de responsabilité dans les drames affreux cumulés sur la famille Maheu. C’est très différent de le situer en fils de Gervaise et frère de Nana, sous le joug de l’hérédité cumulée des Macquart et de son père, le triste Lantier. J’ai beaucoup plus été sensible à l’inéluctabilité de son évolution, au fait qu’il tente de manière assez désespérée de combler son manque total d’instruction par des lectures qu’il digère hélas très mal, j’ai ressenti son besoin vital de reconnaissance, sa soif de respectabilité, la façon dont le pouvoir (quel qu’il soit) le grise.

Mais quel morceau quand même à avaler ! Huysmans disait “un lamento des Ténèbres”, je le rejoins volontiers. On étouffe, on n’en peut plus des drames qui s’abattent les uns après les autres, l’imagination de Zola prend ici un tour particulièrement noir et on subit la misère et l’ignorance, on meurt de faim (littéralement), on crève à tour de bras dans une inondation, sous les tirs des soldats, dans une explosion de grisou, dans l’effondrement d’une construction ou des mains d’un malheureux saisi de folie (et la scène du pénis arraché ! Enorme gloups). Je trouve l’épilogue affreusement désespérant lui aussi. Bien sûr il y a aussi tout le reste, le Nord, la mine, le socialisme, mais ça relève de l’étude scolaire.

En étude de l’édition Pléiade, j’ai aimé ce petit passage de Zola à Henry Céard (1885) : “Le second point, c’est mon tempérament lyrique, mon agrandissement de la réalité. Vous savez ça depuis longtemps, vous. Vous n’êtes pas stupéfait, comme les autres, de trouver en moi un poète. J’aurais aimé seulement vous voir démonter le mécanisme de mon oeil. J’agrandis, cela est certain; mais je n’agrandis pas comme Balzac, pas plus que Balzac n’agrandit comme Hugo. Tout est là, l’oeuvre est dans les conditions de l’opération. Nous mentons tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et la mentalité de notre mensonge ? Or – c’est ici que je m’abuse peut-être – je crois encore que je mens pour mon compte dans le sens de la vérité. J’ai l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole. Il y aurait là beaucoup à dire, et je voudrais vous voir étudier le cas.

Pour finir, et ça serre la gorge : “Le 5 octobre 1902, une délégation des mineurs de Denain accompagnera le convoi conduisant le corps de Zola au cimetière Montmartre. Et leur cortège, le long des rues, ne scandera que ce seul cri de deuil et d’hommage : « Germinal ! Germinal !”…

14/20Je me suis mis à mon prochain roman, et ce roman, en effet, a pour milieu le monde littéraire et artistique. J’ai repris mon Claude Lantier, du Ventre de Paris. C’est toute ma jeunesse que je raconte, j’ai mis là tous mes amis, je m’y suis mis moi-même. Je veux surtout étudier comment pousse l’oeuvre d’art, et j’ai un drame de passion au travers du livre, qui intéressera, je crois.” (Lettre à Van Santen Kolff, datée de Médan, le 6 juillet 1885)

Tout est dit, voici L’Oeuvre, quatorzième tome du cycle des Rougon-Macquart. En 1885, Zola avait quarante-cinq ans, l’âge de la maturité, le succès et la fortune étaient venus, au-delà de toute espérance; mais aussi, déjà, quelque lassitude.

Il se met dans plusieurs de ses personnages, à commencer par Sandoz, l’écrivain, évidemment, et place beaucoup de son ami Cézanne dans ce Claude Lantier, mais ce qui domine l’ensemble c’est l’impuissance artistique, sans que jamais pourtant elle ne soit dissociée de la vie réelle, du quotidien qui se révèle dévastateur. Christine et Jacques sont des personnages d’une force incroyable, ils ramènent constamment à “l’état physiologique” que Zola cherchait tant à défendre à travers son merveilleux cycle. A 16 ans, Christine rencontre Claude; elle est frappée (dans le mauvais sens du terme) par sa peinture, puis l’oublie dans son amour pour lui. Ils s’aiment, s’enfuient, vivent quelques temps heureux, Jacques naît, ils le négligent; Claude n’étant pas heureux, ils reviennent à Paris, la peinture reprend toute sa place, Christine en est folle de jalousie; les amis de Plassans sont toujours là, chacun cherche à percer dans sa branche, Claude n’est jamais reconnu, ne parvient pas à réaliser ce que son être entier cherche à exprimer dans la peinture, il en crève. La dernière scène est d’un pessimisme absolu, et d’une beauté foudroyante en même temps, comme l’ensemble de ce roman, d’ailleurs, dont il est bien difficile de parler tant il expose les tripes mêmes de Zola. J’ai reconnu pas mal de choses lues dans la superbe biographie d’Alexandrine Zola par Evelyne Bloch-Dano dans la façon de recevoir des Sandoz, et je suis tellement en phase avec ça :

C’était un salon très fermé, le ménage n’y racolait pas des clients littéraires, n’y muselait pas la presse à coups d’invitations. La femme exécrait le monde, le mari disait en riant qu’il lui fallait dix ans pour aimer quelqu’un, et l’aimer toujours. N’était-ce pas le bonheur, irréalisable ? quelques amitiés solides, un coin d’affection familiale.”

Dans l’étude de la Pléiade, je me prends d’une aversion féroce pour Edmond de Goncourt, qui continue à crier au plagiat et tient dans son journal des propos emplis de fiel : “Au fond, Zola n’est qu’un ressemeleur en littérature”, ben voyons. (Rien à voir mais j’ai lu récemment sur le net que Dickens ne serait qu’un “jongleur”, j’en ris encore).

Aussi j’adore la lettre qu’adresse Emile Zola à Daudet lorsque celui-ci vient tenter de calmer les choses (Goncourt avait tenu des propos désobligeants dans la presse, Zola avait rétorqué pareillement en 2 phrases lapidaires moquant le texte incriminé) :

Je suis très chagrin, mon bon ami, de voir que ma lettre vous a ému à ce point. Cette lettre n’était pas destinée à la publicité : mais, quand je l’ai trouvée hier dans Le Figaro, elle ne m’a point paru si terrible. Vous la dites « injuste” : ça, je ne comprends pas.

Du reste, j’avoue que Goncourt commence à m’énerver, avec sa manie maladive de crier au voleur. Depuis longtemps, il va répétant partout que je lui prends ses idées. L’Assommoir, c’est Germinie Lacerteux. J’ai volé La faute de l’Abbé Mouret dans Mme Gervaisais. Dernièrement encore – et vous avez été mêlé à l’aventure -, n’avait-il pas prétendu que j’avais écrit tout un passage de la Joie de Vivre après avoir entendu la lecture d’un chapitre de Chérie ? Même, cette fois-là, j’ai dû me mettre en travers, il a fini par confesser qu’il ne m’avait jamais lu le chapitre en question. Et maintenant, avant que l’Oeuvre paraisse, voici les plaisanteries qui recommencent ! Non, non, mon bon ami, je suis un brave homme, mais il y en a assez !

Certes, je connais par expérience l’immense bêtise des reporters, je sais les âneries qu’ils vous font dire. Mais enfin, cet article n’a pas poussé tout seul, il y a eu au moins une conversation. Je veux dire que, si Goncourt avait voulu, l’article n’aurait pas paru. Il n’avait qu’à en sentir les côtés délicats et inquiétants. Moi, j’ai empêché vingt articles de ce genre. Le reporter en question est un familier de ses dimanches, on le voit sans cesse en conférence dans les coins. Que diriez-vous si, dans un article d’un de mes familiers, vous trouviez, au sujet de votre prochain livre, les gros vilains mots de rupture et de trahison ? Ce dernier surtout m’a profondément blessé, et je ne nie pas d’avoir cédé à un mouvement d’humeur. Voici vingt années que j’aime et que je défends Goncourt. Je le prie simplement de bien vouloir se rappeler cette longue campagne.

Vous me demandez une lettre pour raccommoder les choses. D’abord, j’espère bien qu’il n’y a rien de cassé. Et puis, vraiment, je ne la sens pas, cette lettre. M’excuser de quoi ? J’aime mieux que vous montriez celle-ci à Goncourt, si vous le jugez bon, car il saura au moins la vérité. Franchement, puisque vous parlez de lettre, ne croyez-vous pas que c’est Goncourt qui aurait dû m’en écrire une, au lendemain de ce malheureux article ? Un reporter vient chez vous, puis il vous met en cause dans une histoire qui sera désagréable à un de vos amis. N’est-ce-pas ? Vous écrivez immédiatement un mot à cet ami pour dégager votre responsabilité. Je n’ai rien reçu.

Au demeurant, tout ceci n’a pas d’importance. Vous avez raison, nous devons rester unis. J’ai beaucoup travaillé à cette union, je serais désolé si le moindre nuage venait de moi. Donc, une bonne poignée de main des trois inséparables, et qu’ils se pardonnent s’ils ne sont pas des anges.

Il avait du caractère, mon Emile 🙂

15/20 La terre

Rien rédigé à son sujet, ce roman ne m’avait pas plu du tout du tout, j’ai le souvenir d’une grande vulgarité dans le traitement et d’un manichéisme absolument déplaisant.

16/20 Ce que j’ai aimé dans « Le rêve” ? Sa brièveté.

Sidonie avait une fille, figurez-vous. Quinze mois après la mort de son mari, on ne sait trop comment, voici que déboule Angélique, descendante Macquart. Aussitôt abandonnée, et après quelques déboires, recueillie par un très brave ménage, des brodeurs. Bien élevée, le tempérament passionné nourri aux histoires de saintes, d’anges et de martyrs, Angélique voit la vie comme elle n’est pas.

Le bonheur, c’est très simple. Nous sommes heureux, nous autres. Et pourquoi ? parce que nous nous aimons. Voilà ! ce n’est pas plus difficile… Aussi, vous verrez, quand viendra celui que j’attends. Nous nous reconnaîtrons tout de suite. Je ne l’ai jamais vu, mais je sais comment il doit être. Il entrera, il dira : Je viens te prendre. Alors, je dirai : Je t’attendais, prends-moi. Il me prendra, et ce sera fait, pour toujours. Nous irons dans un palais dormir sur un lit d’or, incrusté de diamants. Oh! c’est très simple.

  • Tu es folle, tais-toi !” interrompit sévèrement Hubertine (j’adore ce prénom).

Et, la voyant excitée, près de monter encore dans le rêve :

“Tais-toi ! tu me fais trembler… Malheureuse, quand nous te marierons à quelque pauvre diable, tu te briseras les os, en retombant sur terre. Le bonheur, pour nous misérables, n’est que dans l’humilité et l’obéissance.

Car ses parents adoptifs (en fait juste tuteurs, la loi de l’époque nous étant racontée en détails) sont terriblement malheureux, sous leur dehors de ménage parfait. Ils s’aiment, certes, mais leur union a été maudite et est restée stérile. Ce qui ulcère Hubertine (oui, j’adore) et ne chagrine Hubert (ça le fait moins) que dans la mesure où sa femme en souffre, car lui est une âme facilement rêveuse qui pourrait bien s’accommoder de son sort. Alors le prince charmant va se montrer, Angélique et lui vont roucouler d’extase, le père du jeune homme refusera tout net cette union (car il a connu la femme alors qu’il s’était donné à Dieu, depuis il ne sait plus quoi faire pour se châtier, ayant commencé par renier son fils pendant 20 ans, la belle idée), Angélique en tombera très malade, sur son lit de mort le père consentira en lui donnant l’extrême onction, et le jour du mariage elle expirera juste après le premier baiser.

Henri Mitterand nous confie en étude de La Pléiade : “Il faut bien avouer que ce roman, cousu de pièces empruntées à des auteurs aussi divers que Jacques de Voragine, Viollet-le-Duc, Pierre Larousse, et la Direction de l’Assistance Publique, n’ajoute rien à la gloire littéraire d’Emile Zola. On dirait que l’écrivain l’a composé sans s’attacher vraiment au sujet : oeuvre de routine, écrite dans un style de routine.

Pour ma part, je me suis beaucoup ennuyée.

17/20 Après les déceptions précédentes, “La bête humaine” fait figure de nouveau chef-d’oeuvre. C’est d’autant plus remarquable que techniquement, ce n’est pas très bon : les personnages sont dotés chacun d’une caractéristique sans cesse répétée et toujours en des termes identiques (Séverine et ses yeux de pervenche, Flore et son casque de cheveux blonds, par exemple), la progression psychologique est floue et parfois invraisemblable (si Jacques était vraiment un psychopathe par hérédité, il ne pourrait en aucun cas avoir si longtemps une relation normale et sexuellement épanouissante avant de passer à l’acte), les milieux ferroviaires et judiciaires sont juste esquissés, comme en cadre seulement, laissant les intrigues amoureuses et criminelles prendre les premiers plans. Et pourtant ! Tout fonctionne. On dévore l’histoire de Jacques Lantier, celui qui se débattait dans des irrépressibles envies de tuer les femmes qui seraient siennes. On fait la navette entre Paris et Le Havre, on participe à la vie de la gare, on flatte le flan de la brave Lison, on voudrait pouvoir sauver Flore avant son geste dramatique et Séverine si confiante et naïve (oh son “Moi ?” final, quel écho…). C’est romanesque en diable, les descriptions au compte-goutte nous plongent au coeur même de l’action, du temps et du lieu avec une grande délicatesse (même si elles n’ont évidemment pas la profusion du Ventre de Paris) et les dernières pages sont carrément soulevantes de beauté.

A ce stade, Zola fatiguait, il avouait en avoir assez des RM. Il s’était cependant fixé 20 tomes, il allait les respecter, quitte à, comme ici, grouper ce qui aurait dû initialement faire l’objet de 2 romans séparés.

Il me reste seulement 3 romans à lire pour boucler le cycle de Rougon-Macquart, et je ne crois pas me lancer jamais dans un billet bilan, mais je voudrais m’associer à ce que déclare Henri Mitterand en étude de la Pléiade : “… Mais il semble bien que non seulement les liens apparents de la famille et de l’hérédité, mais aussi les contraintes de l’identité, ne soient dans les Rougon-Macquart qu’une commodité tout extérieure, et ne constituent nullement, malgré ce que Zola lui-même avait pu prétendre, une des clés de l’oeuvre. Ils ne pèsent pas lourd dans le travail réel de la création romanesque…”

Pour moi, ce n’est pas le fait d’être un Rougon ou une Macquart qui apporte réellement quelque chose à ce cycle fabuleux, et en ce sens les lire dans l’ordre n’a pas une vraie valeur ajoutée, sauf à considérer la joie que l’on peut éprouver à suivre un auteur. En revanche, la diversité et l’excellence des milieux proposés en cadre, l’incroyable minutie des descriptions et le pouvoir absolu d’évocation d’Emile Zola sont parmi les plus grands au monde, sans parler de son imagination – aussi sombre soit-elle parfois.

18/20 Pour le coup, la lecture préalable des tomes deux et six est nécessaire pour bien suivre “L’Argent”, puisqu’on y retrouve Eugène et Aristide, le ministre et Saccard (ainsi que Maxime et quelques autres), et que leur passé donne du poids à leurs décisions actuelles. Tome consacré à la spéculation, dont j’ai suivi l’intrigue avec relâchement, n’hésistant pas à sauter allègrement des passages entiers (hou que je suis vilaine). En revanche, j’ai énormément apprécié le personnage de madame Caroline !

Voyez-vous, j’ai beaucoup trop lu pour une femme, je ne sais plus du tout où je vais, pas plus, d’ailleurs, que ce vaste monde ne le sait lui-même. Seulement, c’est malgré moi, il me semble que je vais, que nous allons tous à quelque chose de très bien et de parfaitement gai.

Instruite, cultivée, douce et bonne, témoin de tout dans ce tome. Elle succombe à Saccard, tout en devenant parfaitement lucide à son sujet. Elle y perd tout, sauf le principal : le goût de la vie. Caroline aime, elle est au fond tout amour, sans objet direct à ce sentiment, et Zola parvient à nous faire sentir ça, à le poser comme un fait brut et parfaitement sensé. Sigismond m’a plu également, rêveur marxiste qui défend avec chaleur un collectivisme totalement idéalisé. Au contraire de l’accueil critique de l’époque, j’ai aimé le style de ce roman dans son évocation de cette multitude de personnages qui vont croire en Saccard, en cet argent qu’il peut leur faire gagner, tous différents, tous pour des motifs disparates. Peu sont réellement cupides, en réalité, à commencer évidemment par Aristide lui-même, qui n’aime l’argent que pour ce qu’il peut procurer (que ce soit en terme de position sociale, de jouissance arriviste ou de biens matériels). Zola le voulait crédible en homme de 50 ans séduisant, c’est réussi, il a le charme de la canaille, cet inaltérable aplomb qu’on ne peut s’empêcher d’admirer. J’ai trouvé qu’il y avait quelque chose de Dickens, dans toutes ces vies touchées par la folle ferveur d’un seul homme, toutes ces petites et grandes misères qui se fourvoient, et dans la dichotomie très tranchée entre les méchants (Busch & co) et les très bons (la princesse d’Orviedo), et pour ça, pour eux, tous ces personnages annexes pris dans cette immense toile d’araignée, j’ai aimé “L’Argent”.

19/20J’ai toujours, comme nous disions, les yeux plus gros que le ventre. Quand je m’attaque à un sujet, je voudrais y faire entrer le monde entier.

Avant-dernier tome des RM, La Débâcle en est aussi le plus long, nous assure l’étude de la Pléiade et je tombe des nues : il est passé si vite. Roman de la guerre, du désastre de Sedan, de la commune en troisième partie (mais vraiment survolée), où l’on retrouve un Jean Macquart, bien loin de l’état d’esprit de La Terre. Il est bon, il est juste, il est brave, vraiment, même s’il n’est toujours pas intellectuellement très lesté. “Des héros, peut-être, mais des ventres avant tout.” En dehors des descriptions terribles qu’un tel sujet (la guerre) fait couler de la plume de Zola (absolument tout ce que vous n’auriez même pas osé imaginer), les évocations de la faim m’ont fortement impressionnée (la scène du cheval m’a même traumatisée). Pourtant, il y a dans l’ensemble du roman une tonalité toute respectueuse, presque l’antithèse de celle qui régnait dans La Terre. Comme si la gravité du sujet et la réalité même des faits ne nécessitait aucune exagération, comme si Zola s’était adouci. Il y a de belles âmes, dans ce tome, il y a des soldats tout simples (qui comprennent pourtant souvent trop bien les stratégies militaires, mieux que moi en tous les cas), il y a de la bonté et de la solidarité, de l’amour, même.

Toutefois, à sa surprise (car il pensait sincèrement avoir écrit là une oeuvre sans polémique), Zola s’est encore pris une volée de bois vert à la parution de La Débâcle (pas uniquement, évidemment, mais…). Et je le retrouve bien là, dans Retour de voyage, le texte qu’il écrivit pour Le Figaro, le 10 octobre 1892 :

Je reviens d’un voyage de deux mois et je suis terrifié de l’effroyable amas de journaux que je trouve sur ma table, tous plein d’articles à mon adresse. Grand Dieu ! quel flot torrentiel et que d’encre perdue ! Je sais bien que les vacances de la politique, Paris aux champs et les boulevards déserts ont singulièrement favorisé cet excès de prose, lâchée au petit bonheur de l’information. Mais n’importe ! c’est encore bien du bruit pour un simple romancier.

Naturellement, je ne vais pas répondre à tout ça. Autrefois, je bondissais sous la contradiction et l’injustice, j’avais la fièvre de la bataille, je voulais la victoire complète et immédiate. Je me suis beaucoup calmé et je reste convaincu aujourd’hui qu’il est radicalement inutile de répondre et de se défendre, dans les querelles littéraires, quand vos oeuvres sont là qui répondent pour vous. A quoi bon la polémique du journal, que le vent emporte, lorsque le livre demeure ?

Pourtant, il est deux points sur lesquels mes amis m’affirment qu’on attend de moi une réponse. Il paraît que cela ferait très mauvais effet si je gardais le silence plus longtemps. Et je m’éxécute donc volontiers avec la certitude que les choses n’en iront pas moins leur train.

Et là il en fait 6 pages :))

20/20Je n’ai qu’une faim et qu’une soif, être aimée, être aimée en dehors de tout, par-dessus tout, comme tu m’aimes.

Retour à Plassans pour le tome final des RM, Le Docteur Pascal. Pascal Rougon ne l’a jamais quitté, se consacrant à l’exercice de son métier (docteur, donc) et à la recherche. Sa mère lui ayant de tout temps seriné qu’il “était en dehors de la famille”, il l’a étudiée toute sa vie, se sentant effectivement tout à fait étranger, épargné par les tares et comportements déviants. Pascal est un homme doux, bon, gai, serein. Il nous prend par la main pour nous raconter ces Rougon et ces Macquart et leurs évènements terribles, et c’est déjà très émouvant d’effectuer ainsi cette rétrospective. Ensuite il y a Clotilde, sa nièce, la fille de son frère. Il l’a élevée, il s’en découvre épris. Elle a 25 ans, il en a 59, qu’importe, ces deux-là s’aiment, s’en aperçoivent et s’autorisent à le vivre. Avant de céder à la pression sociale et familiale, et de connaître la perte. Mais un enfant a été conçu, qui termine tout le cycle. Que sera-t-il, qui sera-t-il, nul ne le sait, il est la vie qui toujours gagne…

C’est curieux comme l’accueil critique de l’époque s’est attaqué aux grandes notions exposées dans ce tome final des RM, sans laisser sa chance à l’émotion. Le Docteur Pascal est un roman extrêmement touchant, au point, selon ma lecture tout au moins, d’emporter tout le reste. Oui, on croit à l’amour de Clotilde pour Pascal, oui, on s’enflamme nous aussi pendant leurs conversations philosophiques sous les étoiles, oui il y a une grande tristesse à l’idée que ce sont les dernières pages de ce cycle incroyable, et oui, c’est bien de terminer par une naissance. J’ai un peu de mal à comprendre, en revanche, que personne (dans l’étude critique de La Pléiade) ne dise quoi que ce soit quant à l’inceste flagrant et manifeste, et surtout couronné d’un enfant, représentant le nouveau rameau RM : pas exactement l’idéal comme auspices, et en soi pas super clean non plus.

Zola aimait Jeanne Rozerot, cet amour est palpable partout dans ce roman. Je n’ose dire qu’en Martine j’ai vu Alexandrine, pourtant cette dévotion étroite qui saigne en permanence, et cette reconnaissante affection en retour m’y ont fait terriblement penser. Alors évidemment il y a quelque chose d’un peu faiblard dans cette façon de raccrocher aux branches tout ce fatras sur l’hérédité, cet optimisme fataliste défendu avec une certaine candeur et quelque maladresse, mais il y a aussi une formidable sincérité qui s’en dégage. Il y a de la douceur et de la nostalgie, il y a un espoir insensé que tout soit encore possible, il y a, je trouve (vraiment !) un élan, une vitalité qui m’ont saisie et ne m’ont plus jamais lâchée.

Je suis très heureuse d’avoir lu ce cycle en entier, sur 6 mois, dans l’édition de La Pléiade.

Et aussi :

Magnifique biographie d’une femme exceptionnelle, « Madame Zola » d’Evelyne Bloch-Dano a reçu le Grand Prix des lectrices Elle (catégorie Documents) en 1998. Si le genre « Biographie » vous rebute habituellement, je peux certifier que celle-ci se lit comme un roman, avec une habile construction, que la plume d’EBD est rien moins que passionnante, et que l’on s’attache beaucoup à Madame Alexandrine Zola.

L’amour qu’elle portait à Emile Zola ne faiblira jamais, du jour de leur rencontre, pendant leur 38 ans de vie commune, et jusqu’à sa propre mort en 1925 (elle lui aura survécu 23 ans).
En 1864, elle est une grisette sans le sou, sans éducation, se faisant appeler Gabrielle, et ne doit sa rencontre avec Emile qu’à son statut de modèle pour les Impressionnistes. Lui, d’un meilleur milieu mais famille ruinée, après avoir vécu une vraie misère « le 1er mars 1862, il entre comme employé au service des expéditions chez Hachette. Il ne végète pas longtemps dans cet emploi, et devient vite chef de la publicité. L’horizon se découvre : sa nouvelle fonction lui permet de rencontrer, par la petite porte, des écrivains connus. Il se fait des relations dans la presse, et surtout, il reprend confiance en lui et en l’avenir. Dès l’année suivante, il parvient à placer quelques articles. Il est au tout début de sa carrière. En mars 1864, quand Gabrielle le rencontre, il n’a encore rien publié, à part quelques articles, et travaille à son recueil Contes à Ninon, en attendant une gloire litttéraire dont il ne doute pas. »
Il est myope, réservé et timide en public; elle est « peuple », pulpeuse, assurée, vaillante. Il est fasciné, elle est frappée par son mélange de douceur et de force.
« Comme Gabrielle qui a perdu sa mère, et à peu près au même âge, il a perdu son père. Comme elle, il a connu la grande pauvreté et l’humiliation. Il a dû travailler jeune pour gagner sa vie. Ils ont le même besoin de revanche sur l’existence, le même appétit de vivre, les mêmes tendances à l’hypocondrie, la même obsession de la mort. Les ressemblances s’arrêtent là. Indéniablement, leur milieu d’origine, leur culture, leurs expériences, leur caractère, et leur dons sont différents. Autrement dit, ils ont assez de points communs pour se comprendre, et de dissemblances pour s’aimer. »
Elle devient immédiatement et pour toujours l’admiratrice absolue du talent de son mari. Très vite, il se consacre entièrement à l’écriture (et quel bourreau de travail !), et elle gère absolument tout le reste. Le 31 mai 1870, le couple se légitimise, et Gabrielle devient Alexandrine Zola. (Dans l’intimité, les petits noms sont Madame Canard pour la mère de Zola, Alexandrine est Coco, et Emile, Mimi.)
Le couple s’embourgeoise (sans aucune connotation péjorative à l’époque), s’établit, donne un jour de réception (le jeudi), a une bande d’amis. Alexandrine a du caractère : « Les mauvais coups, Alexandrine ne les oublie jamais. Fidèle aux êtres, entière dans ses amours et ses haines, elle a un compte trop lourd à régler avec son propre passé pour y vagabonder en toute liberté. Elle préfère aller de l’avant, curieuse, avide de découvertes, de rencontres, de nouveauté. Elle manifeste une double disposition, apparemment paradoxale, à l’attachement et à la rupture. D’une générosité inépuisable à l’égard de ceux qu’elle aime, elle attend en retour cette reconnaissance qui lui est si nécessaire pour vivre. Est-elle déçue, qu’elle n’a pas de mots assez durs pour ceux qui ont trahi cette confiance. Elle ne peut aimer qu’un homme à qui elle voue une admiration sans bornes. De telles femmes peuvent être querelleuses, violentes, critiques, mais leur amour est inconditionnel. Elles sont le meilleur appui des créateurs parce qu’elles les soutiennent sans rivaliser avec eux. Elles sont, quoi qu’il arrive, de leur côté. Madame Zola ne fut pas pour autant une femme de l’ombre, contrairement aux jugements hâtifs prononcés çà et là. Les proches de Zola ne s’y trompaient pas, et s’ils reconnaissaient ses qualités de maîtresse de maison, ils ne la réduisaient pas au rôle d’intendante ou de cuisinière. Alexandrine est une compagne au sens plein du terme. Sa vigilance, sa méfiance, sa volonté, son esprit pratique, son sens des réalités, son humour, sa vitalité, son énergie tissent autour de l’écrivain un filet protecteur d’une extraordinaire solidité. »
Puis arrive la gloire, l’argent, la vie heureuse, de belles années pleines de rire et de bonheur (et toujours, de travail. En 6 ans, par exemple, de 1871 à 1877, il publie 7 romans, 3 pièces de théâtre, 3 adaptations, une multitude d’article, et un recueil de nouvelles. Nulla dies sine linea.)
Mais en 1888, coup de tonnerre, Emile Zola tombe amoureux. Petite crise de la cinquantaine, il entreprend un régime (ils sont terriblement gourmands tous les deux) pendant qu’elle prend 6 kg. Elle se voile la face, la relation tranquille qu’est devenu leur couple semble lui convenir mieux qu’à lui. Il fera deux enfants à Jeanne. Alexandrine l’apprend par une lettre anonyme plus de 3 ans après, c’est terrible. Elle ne lui pardonnera jamais. (Elle a dû abandonner sa petite fille de père inconnu en 1859, et n’aura plus jamais d’autre enfant).
Pourtant, après la mort de Zola, elle se rapprochera beaucoup de Jeanne et des enfants, assurera avec un mépris tranquille des conventions leur avenir (Zola n’ayant pris aucune disposition écrite); cela sans faire preuve d’ailleurs d’une grandeur d’âme particulière, elle s’attache véritablement à ces enfants, y trouvant une manière encore de se rendre utile, de servir son amour pour Zola.
Mais Grande par l’âme, elle l’est, assurément. Pendant l’affaire Dreyfus, elle est non seulement un soutien mais encore une partie vaillante, active, et vraiment courageuse :
« A Médan où ils sont depuis le début du mois d’avril, on leur jette des ordures par-dessus les murs; on les insulte; un groupe de soldats leur lance des pierres. A Verneuil, où Zola loue une maison de vacances pour Jeanne, des seaux d’eau sale sont déversés sur le passage des enfants à bicyclette. Tous reçoivent des menaces de mort. Les journaux catholiques, et en particulier La Croix des assomptionnistes, se déchaînent. Dans les milieux bien pensants, Zola devient synonyme d’immondice. François Mauriac raconte que dans sa famille, on appelait le pot de chambre un « Zola ». »
Et cahin-caha, le couple plie mais ne rompt pas. Que c’est émouvant cette lettre d’Alexandrine, le 23 mars (son anniversaire), après 35 ans de vie commune :
« (…) Toujours, c’est un terrible point d’interrogation que tu m’avais autrefois promis de m’expliquer un jour, et lorsque je sens en toi un peu d’effusion, je crois toujours que je vais enfin savoir pourquoi et d’où vient ma souffrance et c’est une double déception de ne pas pouvoir m’en rendre compte; et je ne comprends pas que toi-même tu ne te sentes pas le besoin de parler et de m’apprendre comment il se peut faire que tu aies gardé cette tendresse pour moi et qui me paraît simplement faite de pitié. Je ne peux pas m’entrer dans la tête que l’affection que tu as choisie n’emporte pas radicalement toute celle que tu me disais toujours avoir pour moi. Je sais et je sens que j’ai tort de te parler avec tant de franchise, mais que veux-tu, j’ai soixante ans aujourd’hui, il me serait bien difficile de changer. »
Zola meurt en septembre 1902, intoxiqué par les vapeurs d’oxyde de carbone de sa cheminée, sans que l’on sache encore aujourd’hui avec certitude si ce fut un accident ou un attentat. Elle lui survivra dans la douleur le temps de mener les enfants à l’âge adulte avec Jeanne, de s’occuper avec ténacité des livres de son mari, de voir ses cendres entrer au Panthéon, et de se montrer encore très active en tant que bénévole pendant la guerre de 14.
Le 26 avril 1925, une attaque cérébrale la terrasse. Les derniers mots de son amie Geneviève Béranger accompagnent ses obsèques :
« Cette parisienne de Paris, qui sentit battre en elle un coeur ardent et une énergie indomptable, passa sa vie à se discipliner. Son enthousiasme pour les idées était sans bornes. Elle aimait et elle n’aimait pas, tout cela bravement et sainement, mais jamais d’une façon banale et quelconque. »
Quel beau portrait, et quelle femme !

Ed Grasset, 1997, 360 p. 22,30 € & Le Livre de Poche, 2002, 7,50 €

TROYAT HenriZola (Livre de Poche 1997)

« Zola ne se soucie guère de ces aboiements. Il sait que le public, tout en se pinçant les narines, le lit avec gourmandise. En outre, il a le sentiment d’avoir derrière lui une armée de nouveaux écrivains séduits par le naturalisme scientifique. Pas une seconde il ne se dit que ses livres, aux exagérations hallucinantes, s’opposent à la vérité scrupuleuse, méticuleuse dont il a fait un dogme, qu’il est grand non pas parce qu’il obéit aux lois de son école, mais parce qu’il les transgresse en préférant à une reproduction exacte de la réalité un cauchemar dantesque. Cette attitude procède, chez lui, d’une énorme naïveté et d’un entêtement maniaque. Peu importe que son oeuvre contredise sa théorie, il ne veut pas démordre de son enseignement professoral. »
Ce simple paragraphe me semble être le coeur même de ce qui fait la grandeur des romans de Zola. Je suis à ce sujet en parfaite phase avec Henri Troyat, et ça fait un bien fou de trouver quelqu’un qui exprime si justement ce que l’on pense soi-même.
Par ailleurs cette biographie se lit comme un roman, le style est très agréable et très fluide. Elle est un excellent parallèle à la lecture du cycle des Rougon-Macquart, dont elle éclaire plusieurs aspects, offrant quelques clefs quant aux transpositions de choses personnelles. Je regrette, pour ma part, une certaine tiédeur, un manque d’enthousiasme pour l’oeuvre de Zola, voire un aspect volontairement rébarbatif pour certaines choses – la façon dont est dépeinte Alexandrine, par exemple.
On comprend mieux aussi comment l’amitié avec Cézanne se délitait pratiquement dès le début de leur âge adulte (la dédicace que lui Zola fait à ses débuts journalistiques est rude, je trouve : « Je ne t’ai pas cité dans le journal, je te dédie l’ouvrage. Tu es mon meilleur ami, mais en tant que peintre, je réserve mon jugement.« )
On voit à quel point c’était un bourreau de travail, comme il avait un besoin fondamental de solitude, on touche du doigt ses paradoxes, on admire l’époque de son régime frugal, lui qui était pourtant si gourmand, on est dégoûté par Goncourt (plus hypocrite tu meurs), et triste quand lors du banquet organisé pour fêter la fin des Rougon-Macquart pas un de ses « amis » ne se déplace. On le voit découragé, jalousé, moqué, hué… Mais aussi imbu de lui-même, jamais content, jamais rassasié, doutant toujours.
Et puis évidemment Jeanne, et l’affaire Dreyfus, l’exil en Angleterre, la mort soudaine et toujours pas élucidée.
« Les admirateurs de l’écrivain n’iront pas le chercher dans le temple de l’immortalité où reposent ses cendres, mais dans ses livres où il est à jamais vivant. »
Voilà.