Le testament de Marie – Colm Toibin
Robert Laffont, 2015, Collection Pavillons, 126 pages
Traduit de l’anglais (Irlande) par Anna Gibson (The Testament of Marie 2012)
Sainte Marie pleine de grâce, avant de prier pour nous pauvres pécheurs, a été une femme, une épouse, une mère. Colm Toibin en propose une version incarnée, une mère heureuse et sereine qui savoure les matins de Shabbat et dont le quotidien est fait de calme et de douceur. Puis elle assiste au départ de son fils, devenu grand, vers la ville, au défilé de ses amis « étranges », illuminés, pour lesquels elle a peu de respect. Impuissante, elle apprend toujours avec retard le comportement de son fils (qu’elle refuse de nommer), la renommée qui peu à peu l’entoure, l’inexorable destin qu’il se creuse ainsi. La crucifixion, lente, douloureuse, détaillée, lui suscite une réaction à la Jackie Kennedy et c’est a rebours qu’elle nous raconte tout ça, ulcérée d’elle-même et totalement rétive à la légende que veulent bâtir les apôtres. « Le testament de Marie » est un roman dense et ramassé qui présente une surface apparemment simpliste et une narration presque blanche : il contient pourtant absolument tout ce qu’avait voulu évoquer, par exemple, Emmanuel Carrère dans son « Royaume » et ce qui constitue les fondements du catholicisme (les Evangiles et la manière dont ils ont été écrits, la culpabilité judéo-chrétienne…). Un texte habité.
De Colm Toibin j’avais seulement lu un autre roman : Brooklyn
« She was nobody here. It was not just that she had no friends and family; it was rather that she was a ghost in this room, in the streets on the way to work, on the shop floor. Nothing meant anything. »
Irlande, années 50. Eilis vit avec sa mère, veuve, et sa grande soeur Rose. La situation économique est telle que les trois frères ont émigré en Angleterre, et bientôt Rose lui trouve un travail aux Etats-Unis. Eilis est jeune et intelligente, Rose – qui a endossé le rôle de support de la famille à tous points de vue – entend lui donner une chance d’une autre vie, meilleure.
Eilis a beaucoup de mal à se faire à ce nouveau pays. Dans ses moments joyeux, elle s’extasie sur le chauffage qui reste allumé toute la nuit (comble du luxe) mais assez vite elle souffre d’un sévère mal du pays. A Brooklyn se serre les coudes une forte communauté irlandaise, qui n’entend pas la laisser tomber; elle vit dans une pension dont elle déteste les habitantes, elle est vendeuse la journée et suit des cours du soir pour obtenir un diplôme de comptable qui lui assurera un travail de bureau, le graal. Elle est également bénévole dans sa paroisse et c’est dans l’une des soirées dansantes organisées par Father Flood qu’elle rencontre Tony.
Voici Eilis qui s’est créé une vie, qui insensiblement est devenue américaine, qui savoure une sorte de bonheur, jamais franc, sa personnalité très passive et fataliste la poussant en tout temps à refuser de se confronter franchement à ses pensées. Deux ans se sont écoulés. Arrive alors une terrible nouvelle, Eilis doit rentrer en Irlande. Mais elle n’est plus la même…
Un roman tout en finesse ! Colm Toibin dissèque (un peu comme Richard Yates) les menus évènements d’une vie et leurs implications dans un esprit qui se refuse absolument à l’introspection. Il y a des passages bouleversants par leur minutie d’une vérité profonde (par exemple, lorsqu’Eilis est au plus fort de son mal du pays et part tôt un matin pour prendre un petit-déjeuner dans un bar, la sollicitude du serveur nous touche autant qu’elle, nous aussi on se sauve en courant au bord de la panique. La gentillesse a cet effet catalyseur, parfois). L’intrigue est toute simple, mais parvient à surprendre en son dénouement, et j’ai rarement autant changé d’avis quant aux personnages. Loin d’être établis une fois pour toutes, leurs nuances les font apparaître sous différents aspects, on les comprend, puis plus du tout, on les aime, on les plaint, on leur en veut.
Je ne sais pas dans quelle mesure le fait de lire en VO m’a impliquée plus profondément, mais j’ai l’impression d’avoir plongé dans les entrailles mêmes de la jeune Eilis, de l’avoir comprise intimement. Je ne l’aime pas, d’ailleurs. Mais j’ai beaucoup, beaucoup aimé Brooklyn !
15 septembre 2015 at 10:35
Ce que tu racontes de ce « Testament de Marie » me fait penser à « L’Evangile selon Pilate » d’Eric Emmanuel Schmitt: rendre des personnages historiques vivant et « lire » les évènements avec un autre point de vue. Tentant…
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15 septembre 2015 at 10:38
Pas lu !
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15 septembre 2015 at 12:45
Suite au « Testament de Marie » j’ai eu la curiosité de commencer « Le royaume » et, tu as raison, c’est beaucoup plus délayé… Je préfère la concision, mais Carrère a d’autres qualités, plus d’humour notamment.
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15 septembre 2015 at 13:15
C’est aussi un texte beaucoup plus personnel, le Carrère. J’avais bien aimé aussi 🙂
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15 septembre 2015 at 14:46
Tu es bien la première à me donner envie de lire ce roman !
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15 septembre 2015 at 14:54
C’est vrai ? Ca me fait plaisir dis-donc 🙂
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15 septembre 2015 at 20:31
Je me suis sentie flouée par « Le testament de Marie ». En lisant ce que l’éditeur mettait sur son site (si j’ai bonne mémoire) et la quatrième, j’ai eu l’impression que ce serait un livre subversif présentant un autre point de vue que celui religieux sur le personnage de Jésus. Certes, il y a un peu de ça, mais trop peu à mon goût, je l’ai terminé déçue, même pas séduite par le ton.
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15 septembre 2015 at 21:35
Je ne m’attendais pas du tout à de la subversion 🙂
Pour moi la 4° annonce bien le roman : l’incarnation de Marie.
Plus que le ton (neutre), c’est la richesse du sous-texte qui m’a séduite. Quand j’ai eu terminé de le lire (rapidement, c’est très court), j’ai trouvé qu’il contenait énormément de choses pour un si petit nombre de pages et une histoire si simple. Très riche, quoi.
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16 septembre 2015 at 07:09
Voilà ce que j’avais lu avant, sur le site de l’éditeur:
« Ils sont deux à la surveiller, à l’interroger pour lui faire dire ce qu’elle n’a pas vu. Ils dressent de son fils un portrait dans lequel elle ne le reconnaît pas et veulent bâtir autour de sa crucifixion une légende qu’elle refuse. Seule, à l’écart du monde, dans un lieu protégé, elle tente de s’opposer au mythe que les anciens compagnons de son fils sont en train de forger. Lentement, elle extirpe de sa mémoire le souvenir de cet enfant qu’elle a vu changer. En cette époque agitée, prompte aux enthousiasmes comme aux sévères rejets, son fils s’est entouré d’une cour de jeunes fauteurs de trouble infligeant leur morgue et leurs mauvaises manières partout ou ils passent. Peu à peu, ils manipulent le plus charismatique d’entre eux, érigent autour de lui la fable d’un être exceptionnel, capable de rappeler Lazare du monde des morts et de changer l’eau en vin. Et quand, politiquement, le moment est venu d’imposer leur pouvoir, ils abattent leur dernière carte : ils envoient leur jeune chef à la crucifixion et le proclament fils de Dieu. Puis ils traquent ceux qui pourraient s’opposer à leur version de la vérité. Notamment Marie, sa mère. Mais elle, elle a fui devant cette image détestable de son fils, elle n’a pas assisté à son supplice, ne l’a pas recueilli à sa descente de croix. À aucun moment elle n’a souscrit à cette vérité qui n’en est pas une. »
De là, j’ai cru que l’auteur allait parler de tout autre chose, en effet, il y a ça, mais tellement en filigrane que ce n’est même pas le propos. J’aurais voulu lire le livre décrit dans ce passage, sur une Marie se révoltant contre ces gens mystifiant son enfant, qui n’est pas ce qu’il prétend être. C’était juste un livre racontant la même histoire que d’habitude, juste du point de vue de la mère. D’où ma déception.
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16 septembre 2015 at 07:18
Je comprends ton point de vue. D’ailleurs, souvent, la déception vis à vis d’un livre vient de là : des attentes que l’on en avait. >
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16 septembre 2015 at 06:53
Personnellement, je préfère les longueurs de Carrère. Ici, j’ai aimé le style de l’auteur ( quelle belle écriture) mais concision ou écriture, je suis restée en surface. J’avais beaucoup aimé Brooklyn.
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17 septembre 2015 at 09:41
J’avais beaucoup aimé « Brooklyn », lu suite à ton billet d’ailleurs. Tu suscites ma curiosité pour celui-ci.
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