« Ah, être communs, carrément quelconques. Voire normaux.«
Le musée de l’inhumanité – William H. Gass
Le Cherche Midi, Lot 49, 2015, 573 pages
Traduit de l’américain par Claro (Middle C, 2013)
Franchement, la 4° de couv est à côté de la plaque mais en même temps, comment en quelque lignes pourrait-on bien évoquer cet incroyable roman ? Il a certes une intrigue, intéressante, mais très secondaire, et l’esquisser est forcément trompeur, car il s’en affranchit en permanence et en cela même se révèle délectable.
Alors c’est quand même, à la base, l’histoire de Joseph-Joey-professeur Skizzen (Yussel), qui naquit à Londres en plein blitz parce que son père, inquiet d’être contaminé par la folie nazie (« Etre autrichien aujourd’hui est une calamité, et deviendra une malédiction. Nous devons partir.« ) (ou encore « Son père avait connu une situation désespérée, certes, car où aller, franchement, pour rester pur – pire, qui être pour rester tolérable ?« ) fit prétendre à toute sa famille qu’ils étaient juifs – donc évacuables). En Angleterre, ils prétendirent être anglais. Parce qu’il gagna un jour gros aux courses, le père disparut, purement et simplement. La mère, après quelques temps – troublés – émigra aux Etats-Unis, ses deux enfants sous le bras (Joseph a une grande soeur, qui deviendra une parfaite américaine). L’Ohio, donc. Mais un Joseph très perturbé (on le serait à moins), qui un jour « entend » une phrase dans sa tête :
« La crainte que la race humaine ne survive a été remplacée par la crainte qu’elle perdure.«
et n’aura de cesse de la modifier (cent sept versions), de la nantir d’un contexte, d’en faire quelque chose et de la comprendre avant tout. Mais cette obsession (terme qu’il réfute, puisqu’il en vient un jour à bout, en trouvant « sa » phrase parfaite) est à l’image du reste de sa personnalité : confuse.
« Joey jouait des mélopées sur l’orgue de la fac – fidèlement, autrement dit religieusement – et s’efforçait de tirer quelque profit de ses cours; mais ses professeurs étaient de poussiéreux fossiles incapables de la moindre évolution. Il croyait que le monde les méprisait chaque fois que ce dernier envisageait de songer à eux; ils se méprisaient entre eux; surtout, ils se méprisaient eux-mêmes. On les remarquait parce qu’ils n’avaient rien de remarquable, et Joey retint cette leçon : ne tombe pas si bas au point d’être piétinable, parce que les gens ont tendance à regarder où ils mettent le pied, à jurer quand ils trébuchent et à écraser les mous et les flagorneurs. Ne jamais achopper, juste passer. Glisser.«
Alors Joey a une personnalité plus officielle (Joseph), une image (qu’il croit) lisse pour le regard des autres (le professeur Skizzen) (bien qu’il soit en fait un prof éminemment excentrique – et passionnant) et passera une vie à tenter de n’exister qu’à peine, caché sous ses propres couches de protection et jusqu’au bout impropre à nouer des relations personnelles. Son rapport aux femmes est à la fois très triste et piquant (à la fois simple et compliqué, on a souvent envie de lui expliquer, un côté Forrest Gump) et donne lieu à des portraits immensément intéressants (la bibliothécaire, entre autres). Mais enfin bon, l’antépénultième scène du « conseil moral » nous le montre sous un jour désagréable, ce que son petit musée de l’inhumanité n’avait pourtant pas réussi à faire.
Je n’ai pas dit le centième de ce que contient le roman, qui nous parle beaucoup aussi de musique, de jardinage, de livres, et de guerre, le tout dans une construction à la Confiteor (que je résume ainsi : dans une narration classique, c’est « Il était une fois« , ici c’est « fois il il une était était il fois une une une il était« ); c’est un roman exigeant mais pas du tout compliqué, servi par la flamboyante traduction de Claro (un pur régal, vraiment). Le genre de roman qui plaira à peu de personnes (très particulier) mais si sa petite musique vous agrippe dès les premières pages, vous allez boire du petit lait.
« Je ne suis pas certaine d’aimer votre façon d’écouter, Joey. Vous me laissez parler de moi jusqu’à ce que je m’en veuille.«
—
« J’aspire à vous, Joey. Je nourris des espoirs.«
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« Il s’ensuivit une relecture motivée par l’incompréhension et l’incrédulité, à laquelle un sifflement prolongé de désapprobation mit un terme. Je ne sais pas ce que ça présage, dit Joey presque à voix haute, comme s’il murmurait une aria. Il faillit monter sur ses ergots. Mais se contenta d’avoir la chair de poule.«
—
« Il savait à présent ce qu’était la peur : des ficelles de sentiments reliées à un noeud paralysant.«
L’avis des Unwalkers,
22 février 2015 at 18:32
je ne sais pas si je ferai partie de celles qui aimeront ce roman , mais il me semble tentant de faire l’expérience.
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22 février 2015 at 18:58
Oh oui, tente ! 🙂
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23 février 2015 at 09:30
Mais ça a changé de look ici ! J’aime bien qu’on ait accès à tes archives, à ta blog-roll et aux derniers com’, en revanche c’est un peu moins confortable pour la lecture (je m’approche de cette période redoutée où je vais devoir porter des lunettes). Je sais que tu aimes bien changer de temps en temps, donc c’était le moment, c’est ça ? Comme un espoir de printemps (encore très loin ici, hélas, hélas).
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23 février 2015 at 09:40
Oui, j’aime bien changer, c’est vrai que la colonne des billets est un peu trop étroite, en gratuit tu ne peux pas modifier ce genre de choses, ça risque de changer encore dans pas longtemps, si je trouve mieux 🙂
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23 février 2015 at 10:16
Beaucoup de qualités dis-donc ! Je vais lire les premières pages et on verra si je bois du petit lait..
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23 février 2015 at 19:59
Je reviens car j’ai enfin pris le temps de lire ton billet dans son intégralité. Je ne sais pas si la petite musique de ce roman me plairait, mais tu en parles bien et par conséquent tu donnes envie. 🙂
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23 février 2015 at 23:28
Merci 🙂
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23 février 2015 at 23:35
107 fois,bravo!je n’ai pas eu le courage de compter mais je savais le nombre serait stupéfiant,comme cet immense et exigeant bouquin.
Merci pour le lien.
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24 février 2015 at 00:18
Je n’ai pas compté non plus, il le dit lui-même à un moment 😉
Avec plaisir pour le lien !
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23 février 2015 at 23:41
Mince… Si tu le compares à Confiteor, je fais comment pour résister moi ? ? ?
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24 février 2015 at 00:18
Tu tentes ! 🙂
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24 février 2015 at 10:50
rrrrhhoooooo une construction a la confiteor 🙂 moi j’aime bien les constructions bizarres, je cours, vole… enfin je note quoi 🙂
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25 février 2015 at 19:26
Assez intriguée pour noter ! 😉
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27 février 2015 at 06:59
Pas de souci, j’ai déjà lu une recueil de nouvelles de l’auteur et son Tunnel dont je suis ressortie vivante et un poil sonnée quand même, il y avait des passages incroyables mais je n’ai sans doute pas tout compris. Tu l’as lu? (lot 49, pareil)
Ce nouvel opus s’annonce du même tonneau, là, je risque de craquer… j’en ai profité pour jeter un regard sur les nouveautés cherche midi, ouh là du lourd s’annonce en lot 49!
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27 février 2015 at 09:41
Non, c’était la première fois que je lisais cet auteur, chic pour les nouveautés Lot 49 ! 🙂
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28 février 2015 at 08:37
J’avais trouvé Le tunnel à la bibli, lu en LC avec une blogueuse canadienne (on s’est soutenues), Solène elle même n’en revenait pas de rencontrer quelqu’un ayant lu Le tunnel. (mais que devient Solène, jeune maman?)
Ce serait dans tes cordes!
Le recueil de nouvelles en contient quatre, dont l’une est absolument géniale (juste de la description d’une chambre d’hôtes au fin fond de l’amérique)(oui, ça donne envie ^_^)
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27 février 2015 at 11:28
Un regard qui fait cloquer les peintures !!! ça doit piquer les yeux quand même.
Comment tu fais pour trouver la phrase qui fait « Mouche » 🙂
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27 février 2015 at 20:06
🙂
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9 mars 2015 at 10:55
il est sur ma liste mais il a l’air exigeant et j’attend le bon moment
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28 mars 2015 at 09:28
107? Je n’ai ni compté ni remarqué. Comme tu t’en doutes peut être, je l’ai terminé hier. Ah c’est spécial, mais finalement ça se lit bien. (le traducteur a dû surchauffer les neurones, c’est sûr)(mais c’est claro)
Bon, je viens de revoir ton billet, maintenant faut que j’en parle intelligemment (pas gagné, je n’ai sans doute pas tout saisi)
Et tâche de lire le Tunnel!!!
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28 mars 2015 at 10:33
Si, si, il le dit à un moment, 107:)
Oui, je tâcherai de lire « Le Tunnel », promis !
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