« Comment j’ai appris à lire » – Agnès Desarthe
Stock, 173 pages
Il n’est pas banal, le parcours d’Agnès Desarthe, et on chercherait en vain à s’y reconnaître, s’il ne contenait en même temps tous nos possibles : ce qu’elle dit d’Emma Bovary vs Phèdre est peut-être ce que j’ai lu de meilleur sur le sujet, la manière dont elle explique ce goût du son, de la scansion, de la forme, et puis la dernière partie consacrée à la traduction, tout ça tient de l’excellence et je ne m’attendais pas, au fond, à recevoir chaque mot comme un uppercut et à tout reprendre depuis le début, attendez, c’est juste monstrueusement parfait, tout ça. Et ça l’est ! Peut-on concevoir devenir normalienne sans jamais (ou presque) avoir lu les livres en entier ? Que penser de la petite fille qui adooore les calembours mais ne les comprend jamais ? Comment ne pas taxer de fainéantise crasse cette lycéenne qui décrète que sa prof étant tellement bien, nul besoin de se fader les romans dont elle parle, puisqu’elle en a soigneusement extrait les perles pour les étudier ? Mais Agnès Desarthe effectue un important travail sur elle-même, pose les faits, remonte, les encastre dans une époque, une famille, tire sur le fil et comprend, enfin, ce qui bloquait et pourquoi et comment. Dès lors, « problème » réglé.
La dernière partie, sur la traduction, donc, m’a carrément émerveillée.
« Pardes. Le verger, le jardin. Mais Pardes est aussi un sigle désignant une façon de comprendre – et même de comprendre la signification du Pardes lui-même. Laissez tomber les voyelles et observez : PRDS. Toutes ces lettres en bouquet constituent le Pardes. (Ou le paradis. Ou le paradeisos.) Mais prises une à une, chaque lettre contient sa propre signification. […] :
P. Pour p’shat.
R. Pour remez.
D. Pour drosh.
S. Pour sod.
[…]
P’shat est le sens évident : la signification la plus immédiate.
Remez est le sens allusif ; le sous-entendu, le sens inféré.
Drosh est le sens induit ; une interprétation ; celui qui nécessite une recherche et que l’on doit extraire. En un mot : une théorie.
Sod, ah, sod : ce dernier est le sens secret. » ==> Cet acrostiche hébreu éclaire toute la suite du texte, que j’aimerais citer in extenso tant c’est riche. Et beau.
Et cette image, si parlante : « Alors que j’essayais, un jour, de décrire ce qui se passait en moi lorsque je traduisais, j’ai fini par joindre le geste à la parole et par déclarer : « Voilà, ça fait comme ça », en remuant la tête de gauche à droite comme le font les danseuses indiennes et orientales. « Imaginez qu’il y a un tamis horizontal en travers de mon crâne, disons au niveau des oreilles. L’anglais est au-dessus. Je déplace légèrement ma tête en prenant soin de la garder bien droite, et le texte se dépose naturellement en français dans la partie basse. » Ceci pour rendre compte de l’immédiateté, de l’absence d’intervention consciente, d’un effort qui tient plus au choix du tamis et à la régularité du mouvement qu’à l’analyse intellectuelle.«
« La traduction a pour mérite – ce n’est pas le seul- de remettre le texte en mouvement, de le désacraliser, de lui appliquer une pluralité qui me sauve, moi, lectrice, de l’annexion autoritaire par une voix gravée une fois pour toutes sur les pages. […] l’écrit, dont l’origine est toujours lointaine, vaporeuse – je rappelle que dans ma représentation personnelle de l’acte d’écrire, l’abandon, la déception, le renoncement, l’anonymat président […] l’écrit donc s’échappe, se transforme : très souvent, lors de mes rencontres avec des lecteurs, je me fais que mesurer l’écart qui sépare ce que je crois avoir écrit de ce qu’ils affirment avoir lu. » ==> Comment ne pas penser ici à Hubert Nyssen, encore et toujours.
D’autres avis : Karine Papillaud, Nicole Grundlinger, Eva Sherlev, Keisha, …
(En consultant mes notes, je vois que je n’ai lu que « Mangez-moi » d’Agnès Desarthe (bien aimé mais sans plus) (en même temps c’était en 2007, la préhistoire…) et j’ai tellement reçu chacun des mots de cet essai/récit comme une flèche que j’ai envie de TOUT lire d’elle, là, tout de suite, maintenant, évidemment – comme tout le monde, non ? Mais – et là encore comme beaucoup de gens – ce que je trouve d’elle en médiathèque (du moins, dans la mienne, pas bien grande) est parcellaire (ça, encore…), daté, et dans un état très moyen. Eh bien ça me décourage ! Je veux que mes rencontres avec les textes d’Agnès Desarthe soient des joies, avec un mini cérémonial, que je me frotte les mains d’allégresse avant de commencer, tout ça. Donc ce sera achats, donc faudra attendre. Donc ça n’en sera que meilleur !)
(Et aussi, elle m’a donné une envie folle de lire Singer. Et de revoir Yentl.)
12 avril 2014 at 07:44
Ah oui, ces passages sur la traduction, quel bonheur! Tiens, il faudrait le relire…
Tu n’as jamais lu Singer? Quel univers! J’en ai lu plein, dans ces shetl de Pologne…
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 07:53
Cuite je suis, tu portes le coup fatal ! 🙂
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 07:58
Yessss, il sort en poche avec une chouette couverture en plus en mai ! 🙂
J'aimeAimé par 1 personne
13 avril 2014 at 20:31
Super !! Merci Cathulu pour l’info
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 08:45
C’est beau ce que tu dis d’Agnes Desarthe … Ça donne en effet envie de tout lire d’elle.. Et de toi ! Je vais relire quelques uns de tes billets. Bisous et bon week-end !
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 09:02
Si un bon roman ou le plaisir de lire peut s’épargner la logique, Agnès Desarthe n’en manque pas pour conclure son opus, puisque pour elle, « l’écriture est avant tout un travail de traduction » de la pensée et qu’ « écrire, traduire (…) m’ont appris à lire. » CQFD, la boucle est bouclée. Tous les amateurs de lectures se rueront sur ce livre, quant aux autres, il s’agit certainement du bouquin qu’il vous faut pour mettre le pied à l’étrier.
J'aimeAimé par 2 personnes
12 avril 2014 at 10:04
Bonjour Sylvie,
Si vous avez des envies d’Agnès Desarthe, je vous suggère « Le remplaçant ». Agnès avait été reçu chez Judith Bernard en 2009 (déjà !). Voici le lien vers le site d’arretsurimages.net :
http://www.arretsurimages.net/emissions/2009-05-19/Agnes-Desarthe-et-l-assiette-du-placard-d-ns-le-texte-id1969
J'aimeJ'aime
12 avril 2014 at 10:18
Merci !
J'aimeJ'aime
12 avril 2014 at 11:03
Whaou ! Tu en parles drôlement bien ! Je ne sais pas si c’est un titre pour moi mais j’aimerais beaucoup y jeter un œil…!
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 11:21
Quelles merveilles ces citations! Je vais attendre le Poche en mai pour l’avoir chez moi aussi. Brrr… j’en frissonne par avance!
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 13:54
Bonne nouvelle, la parution en poche. Je n’ai jamais lu Agnès Desarthe, je demande à voir quand même…
J'aimeAimé par 1 personne
12 avril 2014 at 19:03
De Desarthe j’ai lu « mangez-moi » et « les bonnes intentions »… elle fait partie de ces auteurs que je veux continuer de lire et dont je remets toujours la lecture des romans à plus tard (pas bien). Je note celui-ci !!
J'aimeAimé par 1 personne
13 avril 2014 at 09:44
Ce livre me tente mais je ne le croise plus. S’il sort en poche, je me laisserai convaincre ^_^.
J’ai offert « Mangez-moi » à ma mère, l’histoire m’a l’air bien tentante, je lui piquerai certainement un jour.
J'aimeAimé par 1 personne
13 avril 2014 at 20:25
Que c’est beau de lire une belle rencontre, un vrai coup de foudre… Celui là aussi je le prends pour ma page… J’aime beaucoup l’auteur en plus, ça tombe bien ;0)
J'aimeAimé par 1 personne
14 avril 2014 at 14:00
Alors le livre d’Agnès Desarthe qui m’a le plus touchée (mais j’en ai lu très peu, je l’avoue), c’est « Quelques minutes de bonheur absolu ». J’avais envie de l’offrir à la terre entière à l’époque.
J'aimeAimé par 1 personne
16 avril 2014 at 22:35
J’ai adoré moi aussi ce livre que je trouve juste, à un point…
J’aime ce qu’elle dit sur la traduction mais aussi ce qu’elle dit de la lecture et de l’écriture, qu’elle est devenue auteur pour lire, j’adore!
Il faut lire le remplaçant (comme écrit dans les commentaires) mais aussi ses livres jeunesse, très drôles!
J'aimeJ'aime
17 avril 2014 at 06:56
Je viens de le lire, « Le remplaçant » et j’ai beaucoup aimé, j’y ai notamment retrouvé plusieurs des points qu’elle a ici développés, comme « en germe », c’est rigolo. Et c’est vrai que l’idée « écrire pour lire » est séduisante, ça change des « il faut » (il faut beaucoup lire pour pouvoir écrire, il faut écrire puisque tu lis beaucoup, etc.) !
J'aimeJ'aime
15 mai 2014 at 09:32
J’arrive via le blog de Lorouge et je vais me précipiter sur ce bouquin … Quant à Singer … oui, une belle claque que son univers.
J'aimeAimé par 1 personne
16 mai 2014 at 05:41
Voici quelques lignes bien tentantes… Merci. Je n’ai jamais rien lu de cet auteur, simplement parce que je n’ai pas eu l’occasion. Je note ce titre et je vais voir si je le trouve à la bibliothèque. Merci !
J'aimeAimé par 1 personne