« Après un silence, il me demanda si j’utilisais l’Internet. Utiliser l’Internet. On ne pouvait qu’adorer Merton, tellement il était largué.
– Un peu.
– Vous blaguez ?
– Si je blogue ? Non.
– Vous lisez les blagues des autres ?
– Blogs. Parfois.
– le blog, c’est la fin de tout.
Dans sa bouche, le mot semblait indécent. C’était comme entendre l’archevêque de Canterbury annoncer qu’il allait se mettre à la zumba. J’eus envie de lui dire que le blog était déjà du passé. S’il fallait trouver des coupables, c’étaient myMerde, Fessebouque et tous ces sites qui essaient de convaincre les Incultes que tout le monde a le droit d’avoir une opinion. Mais il était rare de voir Merton s’ouvrir à la conversation et je ne voulais pas le réduire au silence avant qu’il ait commencé.
– Développez.
Il balaya la salle du regard comme s’il la voyait pour la première fois.
– Que voulez-vous que je dise de plus ? Les romans, c’est du passé, pas parce que personne ne sait plus en écrire, mais parce que plus personne n’est capable de les lire. C’est une idée différente du langage. Allez sur l’Internet et tout ce que vous trouverez, c’est de…
Il chercha un mot.
Je lui proposai objurgation. Un de mes mots préférés. Il évoquait les bougonnements de vieux bonhommes sectaires. Sauf qu’à présent, c’étaient des jeunes qui bougonnaient. Merton sembla s’en satisfaire, si tant est qu’il soit jamais satisfait de quoi que ce fût.
– Les romanciers cheminent vers le sens, dit-il. (J’opinai énergiquement. N’étais-je pas moi-même encore en train de cheminer vers le mien ? Mais il parlait aux forces invisibles, pas à moi.) La génération des blogueurs sait ce qu’elle veut dire avant de le dire, continua-t-il. Pour eux, écrire c’est affirmer une opinion. Au bout du compte, c’est la seule utilité qu’ils trouveront aux mots. Mes propres enfants me demandent constamment ce que je veux dire. Ils demandent à quoi servent les livres que je publie. De quoi ils parlent, papa ? Dis-nous, comme ça, on n’aura pas à les lire. Je n’arrive pas à trouver de réponse. De quoi parle Crime et Châtiment ?
– De crime et de châtiment.
Il n’apprécia pas ma facétie.
– Alors vous pensez que leur question est légitime ? Vous pensez qu’un roman se cantonne à son « pitch » ?
– Vous savez bien que non.
– Vous avez des enfants ? Je ne me rappelle plus.
– Non.
– Vous avez de la chance, dans ce cas. Vous n’avez pas à voir à quel point ils sont ignares. Vous n’avez pas à les voir rentrer de l’école après avoir lu une scène du Roi Lear – celle sous la pluie, on ne juge pas nécessaire de lire celles où il est au sec – et s’imaginer qu’ils connaissent la pièce. Ca parle d’un vieux schnoque, papa.
– Alors que leur dites-vous ?
– Que la littérature ne parle pas de choses.
– Et qu’est-ce qu’ils répondent ?
– Que je suis un vieux schnoque. (Cela faisait plus de mots que je n’en avais entendu Merton prononcer en dix ans. Ce seraient ses derniers.) Mmm, fit-il en voyant l’addition.
Plus tard dans l’après-midi, sans le tweeter à personne, il fit ce qu’il avait à faire.«
La grande ménagerie – Howard Jacobson
Calmann-Levy, 2014, 367 pages
Traduit de l’anglais (Grande-Bretagne) par Pascal Loubet (Zoo Time, 2012)
Howard Jacobson, surnommé le Philip Roth anglais, se préfère en Jane Austen juif (cette phrase est merveilleuse !) (elle est de lui) (je précise) et est également l’auteur de l’excellent La question Finkler (que je vous recommande chaudement).
Ce roman-ci, c’est comme une pelote de laine reconstituée à partir d’un ouvrage détricoté : à première vue, ça semble un peu hétéroclite avec çà et là quelques endroits qui dépassent un peu, c’est pas super bien rangé et on pourrait croire que ça va être moins bien. Mais le matériau se révèle d’une solidité à toute épreuve, et pour peu qu’on ait été soigneux, on n’est pas à l’abri d’une bonne surprise… Par courts chapitres aux titres clin d’oeil, c’est la vie de Guy Ableman qu’on nous invite à découvrir; écrivain édité (mais peu goûté), il nous dévoile généreusement ses opinions sur le livre au sens très large, et sur tout ce qui tourne autour : les écrivains (il/elle), le Verbe, les mots, les lecteurs (ou pire, les lectrices), les non-lecteurs, les éditeurs, attaché(e) de presse, j’en passe, vous avez compris l’idée. Guy a par ailleurs une épouse (spéciale), une belle-mère (canon), des parents (déments), un frère (particulier), ainsi qu’un sens de l’humour à toute épreuve, et une immense distance – tout autant qu’une farouche tendresse (Guy est très complexe, comme garçon) – pour sa judéité. On rit en lisant ce roman, c’est indéniable, et j’aime ça. Mais ce que j’ai préféré c’est la manière très fortiche de l’auteur de construire à travers cette navigation louvoyante une vraie histoire (bien qu’il en ait…), et de nous offrir un épilogue éclairant l’ensemble d’une tout autre couleur, gorge qui se serre et tout. Quelques morceaux un poil rugueux pourront, je le crains, désarçonner les adeptes du lisse, ce fut un grand coup de coeur pour moi ! (Et bravo au traducteur pour le respect du rythme (très stand-up) et les jeux de mots parfaitement transposés !)
27 janvier 2014 at 15:11
J’adore ta comparaison inaugurale ! Ton billet est super, Dame Cuné ! Vendu !:)
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27 janvier 2014 at 15:26
Chouette ! Merci 🙂
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27 janvier 2014 at 15:12
Excellent usage des parenthèses. 😀
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27 janvier 2014 at 15:26
Ah ah ah 🙂
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27 janvier 2014 at 15:45
Why not? (quand je pense que j’ai lu La question Finkler en VO, je m’épate) (trop paresseuse maintenant)(ou les yeux fatigués)
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28 janvier 2014 at 06:08
Bah, quand on a vraiment envie de lire un auteur, la VO passe toute seule 🙂
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27 janvier 2014 at 16:10
Je retiens dans un premier temps La question Finkler (sorti en poche en plus!). Ce sera une totale découverte…
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28 janvier 2014 at 06:08
Ah c’est parfait si c’est en poche maintenant ! Régale-toi ! 🙂
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27 janvier 2014 at 16:44
Cet auteur a l’air d’une vieille demoiselle coquine ! Je note. Déjà ce billet me fait sourire.
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28 janvier 2014 at 06:08
« Une vieille demoiselle coquine » ? C’est original 🙂
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27 janvier 2014 at 17:26
J’avais beaucoup aimé « la question Finkler », je me lancerais bien dans celui-ci.
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28 janvier 2014 at 06:09
C’est ton billet que j’ai mis en lien Aifelle, il me plaît beaucoup 🙂
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27 janvier 2014 at 17:49
Mmmm, ça sonne bon tout ça. Jamais lu l’auteur, qui m’a donc eu au « Jane Austen juif » (rien que l’idée de cette remarque indique le fait qu’il puisse être intéressant).
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28 janvier 2014 at 06:10
N’est-ce-pas ? 🙂
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27 janvier 2014 at 18:10
Je n’ai pas accroché à La question Finkler (vilain petit canard sur ce coup-là) aussi ne vais-je rien noter ! 😉
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28 janvier 2014 at 06:11
Ah c’est clair, si Finkler et ses interrogations t’ont laissée de marbre, Guy et son incroyable mauvaise foi te feraient grincer des dents, ne note rien 🙂
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27 janvier 2014 at 19:33
Un long extrait bien intéressant… (bravo et merci pour la saisie) !
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28 janvier 2014 at 06:12
My pleasure 🙂
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27 janvier 2014 at 20:20
J’ai adoré l’extrait (merci !), le jane austen juif a fini de m’achever !
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28 janvier 2014 at 06:12
« pouce levé » 🙂
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27 janvier 2014 at 20:54
Bigre ! Philip Roth anglais et Jane Austen juif ? Il me le faut celui-ci !
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28 janvier 2014 at 06:14
Ca parle, comme références, isn’t it ? 🙂 (Mais bon, j’avoue que j’ai surtout reconnu Roth) (tu devrais adorer Papillon ! :))
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27 janvier 2014 at 21:19
un Jane Austen juif, j’adore 🙂 un auteur qu’il me faut découvrir apparemment 🙂
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28 janvier 2014 at 06:14
Il a le sens de la formule mais c’est un filou, attention 🙂
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28 janvier 2014 at 06:59
vendu, d’emblée..
Mais comment fais-tu pour les trouver??
Bon, t’es là, et c’est heureux.
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28 janvier 2014 at 07:10
Rien ne vaut les déambulations (nonchalantes, mais avec classe, évidemment) en librairie, c’est simple 🙂
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28 janvier 2014 at 06:59
Je n’avais pas vu pour le lien, merci 🙂
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28 janvier 2014 at 07:10
Merci à toi 🙂
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28 janvier 2014 at 13:01
J’avais beaucoup aimé La question Finkler (découvert grâce à toi) mais son suivant m’avait déçue…Je note, je note une fois de plus!
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29 janvier 2014 at 07:04
Pas lu le suivant, c’était Anne Franck pas morte, c’est ça ? Ca ne m’a pas tentée 🙂
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28 janvier 2014 at 14:31
J’avais modérément aimé La question Finkler, finalement, malgré quelques très bons moments. En revanche, j’aime beaucoup l’extrait que tu cites. A voir 🙂
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29 janvier 2014 at 07:06
Je crains que tu ne penses exactement la même chose de celui-ci, ce qui pouvait énerver chez Finkler (et qui personnellement me plaît beaucoup) est encore amplifié ici. Mais il parle beaucoup des livres en même temps 🙂
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28 janvier 2014 at 16:42
Encore un auteur que je n’ai pas lu. Chouette extrait, joli billet. Je note!
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29 janvier 2014 at 07:06
Merci Nadael 🙂
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29 janvier 2014 at 05:53
L’extrait est génial ! Et le billet intelligent et tentant, comme d’habitude 🙂 Noté !
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29 janvier 2014 at 07:07
Merci Lewerentz 🙂
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31 janvier 2014 at 06:59
Acheté « La question Finkler » en poche, après avoir lu de bonnes critiques sur la blogosphère.
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31 janvier 2014 at 07:00
J’espère que tu aimeras Mimi 🙂
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6 février 2014 at 17:53
Evidemment, avec un tel billet, je ne peux qu’avoir envie de découvrir l’auteur.
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7 février 2014 at 06:58
J’espère que tu aimeras !!
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18 février 2014 at 06:26
Fini (ou tenter) de finir « La question Finkler » : malgré un début prometteur, finalement trop de longueurs par moment, de réflexions insignifiantes … Bref, je n’ai pas accroché à cette lecture. Trop déçue.
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18 février 2014 at 06:38
J’en suis navrée, en aucune cas une déception pour ma part, au contraire, un vrai régal. C’est particulier comme univers ceci dit, je comprends très bien que ça puisse déplaire ou lasser. J’espère que ta prochaine lecture te plaira plus 🙂
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