« La mémoire est une chienne indocile » – Elliot Perlman
Editions Robert Laffont, collection Pavillons, 576 pages
Traduit de l’anglais (Australie) par Johan-Frederik Hel Guedj (The Street Sweeper, 2011)
Nous sommes à New-York, dans les années Bush (fils). C’est l’histoire de Lamont et d’Adam, qui ne se connaissent pas et que tout oppose, pourrait-on dire. Un noir anxieux du Bronx et un historien juif d’Australie. Ils se rencontreront à la fin et ce sera très touchant, une émotion facile qui sera grandement bienvenue, après l’épreuve insensée qu’est la traversée de ce roman. Attention ! Entendez-moi bien ! Je dis « épreuve » dans toutes les acceptions du terme, et l’une d’entre elles est l’impossibilité de penser à quoi que ce soit d’autre qu’à ce roman une fois commencé.
Adam, après une centaine de pages, donne un cours inaugural à ses étudiants de Columbia, ainsi intitulé : « Qu’est-ce que l’Histoire ?« . Pour ce faire, il raconte une histoire, pleine de détails, puis demande aux jeunes gens de se prononcer : « Est-ce vrai, faux, sans doute vrai, sans doute faux ou n’en savez-vous pas assez pour trancher ? » La suite (géniale) est à lire dans le roman, qui, selon mon interprétation, est tout entier une forme de démonstration de ce qu’est l’Histoire, de son importance cruciale et de sa beauté infinie, pour peu qu’on lui consacre le soin qu’elle mérite.
Alors bien sûr il y a une construction bien particulière, harmonieuse et irritante à la fois, parce qu’on passe d’un personnage et d’une époque à une autre – alors que de toutes nos fibres on veut rester avec celui (celle) dont on nous parle là, mais la même chose se produit avec le (la) suivant(e), indéfiniment, et il y a plein de choses (la persécution des noirs aux Etats-Unis est également une partie importante) et de moments différents à relever, tous, absolument tous les personnages de ce roman sont attachants au-delà des mots, prodigieusement intéressants et souvent très émouvants.
Mais il est clair qu’un sujet balaie les autres, prend l’ascendant et s’impose, écrase tout le reste sur son passage : les camps de la mort.
On n’y peut rien, on a aimé sincèrement le présent d’Adam et Lamont et des gens autour d’eux, on s’y intéresse vraiment bien sûr et on veut savoir comment ça va se passer pour eux, mais les conversations avec Mr Mandelbrot et les témoignages recueillis par Henry Border (tous deux inspirés directement de personnages ayant existé) sont d’une force telle (et déclenchent une telle empathie) qu’on en est réduit à néant, pulvérisé, rivé aux pages, le coeur et le cerveau absolument muets de stupéfaction.
C’est un mélange de technique narrative ultra factuelle et sèche, précise, de phrases qui se répètent, comme ça, comme si on entrait malgré soi dans un processus de mémorisation, une recherche de sobriété qui déclenche un maelstrom d’émotions et qui lance plein de pistes de réflexion, c’est un roman absolument impressionnant, qui est très facile d’accès, vraiment rien d’ardu (et peut-être même trop de facilités), mais qui bouleverse.
« Gandhi, Harlem, le Christ, les juifs d’Europe, un homme, un Noir, qui vivait là-bas, à Broadway, au séminaire de l’union théologique, en 1930 : on ne sait jamais quels peuvent être les liens entre les choses, les gens, les lieux, les idées. Mais il y a des liens. On ne sait jamais où on les trouvera. La plupart des gens ne savent pas où les trouver, ils ignorent même que cela vaudrait la peine de les rechercher. Qui les recherche, d’ailleurs ? Qui a le temps de chercher ? C’est le travail de qui, de chercher ? C’est le nôtre. A nous, les historiens. Cela fait partie de notre tâche. Plus vous en savez, plus vous en lisez, plus forte sera votre intuition. Vous pouvez vous servir de votre intuition comme d’un compteur Geiger, comme d’un outil de premier ordre pour détecter la vraisemblance et la probabilité, et comme d’un point de départ vers de nouvelles voies de recherche. Mais, quel que soit le métier que vous finirez par exercer pour gagner votre vie, où que vous l’exerciez, il vous faudra autant d’intuition et de curiosité que vous pourrez en puiser en vous-même. Développez l’une et l’autre comme un athlète développe ses muscles et ses impulsions. Vous en aurez besoin, ne serait-ce que pour maintenir votre esprit en éveil. Tôt ou tard, quoi qu’il se produise à Wall Street, vous tiendrez à récupérer la maîtrise de votre esprit.«
Un grand merci Cathulu !
J’aime beaucoup le billet de Nathalie, et notamment cette phrase : « La lecture est d’une densité exceptionnelle, sans être indigeste ou porter sur l’émotion forte.«
L’auteur parle de son roman
14 juin 2013 at 21:40
Comment ne pas être convaincu ?
Il me le faut tout de suite !
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14 juin 2013 at 21:43
J’ai essayé de ne pas me laisser déborder par mes émotions dans ce billet, mais je suis épuisée après cette lecture, lessivée 🙂
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15 juin 2013 at 07:47
Hé bien! Si après un tel billet, je ne me précipite pas pour l’acheter, je ne me comprends plus!
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15 juin 2013 at 08:11
Alors bon, il m’arrive parfois (souvent ?) de ne pas me comprendre, donc je prends ton comm avec des pincettes et t’encourage vivement à lire ce roman, que tu te comprennes ou pas 😉
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15 juin 2013 at 08:19
Un billet magnifique ! Bravo !:)
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15 juin 2013 at 08:28
C’est le roman qui est magnifique ! 🙂
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15 juin 2013 at 19:01
et hop, noté ! ( c’est magique ) car comment résister à un tel billet ? ! Un seul le dilemme (tu frappes fort) : l’acheter ou l’emprunter à la biblio ?
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15 juin 2013 at 19:06
Il a paru en janvier, il doit pouvoir se trouver en bibli, pour les non-possessives :))) (dont je suis de moins en moins, finalement. Une fois lu, je n’ai aucun problème à donner un livre, mais pendant ma lecture, j’aime pouvoir le maltraiter : écrire dedans, le corner, l’emporter en séance sport…)
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15 juin 2013 at 22:21
waaaaahhhhh bon bon bon… j’aime bien quand tu as des coups de coeur, ça me donne grave envie 🙂
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15 juin 2013 at 22:35
Ça tombe bien, j’aime à la fois en avoir ET donner envie 😉 😉
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16 juin 2013 at 07:29
Il est dans quatre bibliothèques de ma ville, je viens de vérifier, et emprunté partout ! Je le note sans faute pour la rentrée.
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16 juin 2013 at 17:22
C’est bon signe s’il est emprunté partout, j’espère qu’il est aimé 🙂
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16 juin 2013 at 17:59
Il est à la biblio ( cris de joie) mais emprunté. En attendant qu’il soit de retour, j’ai de quoi tenir ( ouf).
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16 juin 2013 at 18:56
Je n’en doute pas :))
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16 juin 2013 at 19:27
Convaincue qu’il est pour moi je suis ! 😉
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16 juin 2013 at 19:44
Heureuse de lire ça je suis 🙂
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16 juin 2013 at 20:08
Très beau billet et très beau titre pour un roman qui a l’air magnifique. Je le note avec plaisir.
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16 juin 2013 at 20:19
Merci merci 🙂
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18 juin 2013 at 18:19
De la part de son éditrice : un grand merci pour cette superbe chronique! Me reste à la traduire à l’auteur en anglais 🙂 (je peux vous assurer qu’il va en être très heureux)
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18 juin 2013 at 18:29
Merci beaucoup ! Ce fut un grand moment de lecture, un roman qui va me marquer.
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19 juillet 2013 at 22:33
Bonjour Cuné,
J’arrive de Chez Clara et ravie de te lire, et bien plus 🙂
J’ai apprécié ce roman, et la capacité de l’auteur à nous mener sur des chemins de traverses, tout du moins ce que j ‘imaginais être des chemins de traverses pour me rendre compte qu’au final tout se rejoint, chaque personnage compte. C’est intelligent, bien écrit, simple et une trame romanesque élaborée.
Je ne sais pas si tu as eu l’occasion de lire Sonderkomando de Shlomo Venezia, dont Elliot Perlman s’est inspiré pour écrire l’histoire d’Henri Mendelbrot, je te le conseille vivement.
Les violences faites aux noires et le passage sur la jeune écolière, dont c’est le premier jour d’école dans un établissement mixte restent pour moi les plus poignants, j’ai tremblé pour elle.
Encore merci pour ce billet si bien écrit, et cette invitation à lire!
N’hésitez pas
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20 juillet 2013 at 08:54
Bonjour Nathalie,
Merci beaucoup pour ce très gentil commentaire, je note Shlomo Venezia (pas lu), et c’est vrai que d’entrée Elliot Perlman frappe fort avec une scène très marquante, il est très doué (entre autres) pour susciter l’empathie et moi aussi je me souviens avec précision de la jeune écolière, on « sent » tellement bien la façon dont elle est implacablement piégée… Merci aussi pour ton billet sur ce roman, je l’ai lu une fois ma lecture terminée et ça fait juste du bien de ressentir une communion d’esprit avec quelqu’un dont on ignore tout, d’avoir un même avis sur un roman 🙂
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23 juillet 2013 at 17:50
Plaisir Partagé.
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24 juillet 2013 at 06:44
🙂
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24 juillet 2013 at 12:21
je ne suis pas certaine que j’aurais été appelée par le livre si je l’avais eu en main. Là… c’est sûr… je suis cuite.
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24 juillet 2013 at 12:40
Tant mieux !! 🙂
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24 juillet 2014 at 10:29
Voilà plus d’un an j’avais noté ce titre, dont l’épaisseur présageait une plongée en apnée que ne m’autorise que les vacances. Merci vraiment de ce conseil de lecture, j’ai adoré ce roman, j’avais oublié la teneur de ton billet, et je l’ai relu avec plaisir. J’admire toujours ta lecture fine et si j’avais eu à le présenter,je n’aurais peut-être pas pris la chose par le même bout que toi et en même temps, j’ai ressenti les mêmes choses! Vraiment merci de ce conseil et à mon tour, je vais le vanter… car dans la bibliothèque où je l’ai emprunté, il ne sort pas…. Ah les bobines à fil de Broder… on est scotché!
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24 juillet 2014 at 10:38
Oh oui, un excellent roman, vraiment. Son souvenir est très vif dans ma mémoire 🙂
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